Donc, que penser de la valeur "réelle," historique du Shihô?
Il se trouve que l'enseignement du Bouddhisme a toujours passé par l'apprentissage. Car c'est une pratique/étude. On ne peut pas s'y contenter d'une étude purement intellectuelle, elle doit être obligatoirement être mise en pratique. Et cela implique une transmission personnelle "en dehors des écritures" (pour reprendre une antique formule) où une personne physique montre comment faire à une autre personne physique. Et ceci veut dire que, de façon certaine, et absolue, la lignée depuis le Bouddha Gautama est ininterrompue. C'est juste qu'on ne connaît pas les noms exacts des personnes physiques historiques qui se font suite. Ou que, lorsqu'on les connaît, ils ne sont que des indicateurs, sans plus.
Par exemple, une des personnes participant à cette discussion me faisait valoir à quel point certain maître (dont nous tairons le nom: vous savez de qui il s'agit) avait été important pour elle, à cause de tout ce qu'il lui avait enseigné, même s'il avait senti le besoin de passer à autre chose. Que je pense que ce maître soit un faiseur insincère ne change rien: il n'en demeure pas moins un chaînon de la transmission. Et des comme lui, en 25 siècles, il a dû y en avoir une floppée.
De plus, on pourrait dire que personne n'a jamais eu l'Eveil, même le Bouddha! L'Eveil n'est pas une chose qu'on pourrait posséder. Il est important de se débarrasser des fantasmes sur l'Eveil "qui va [nous] transformer en maître absolu du monde, des gens, des pays, des vies, et partout à la ronde, on ne parlera que de (nous)"
C'est pour cette raison que l'on dit que l'Eveil, c'est Zazen. Le Bouddha l'a pratiqué toute sa vie, 45 ans après l'Eveil. Il a toujours dit à ses disciples de le pratiquer. L'Eveil, c'est un "bon sang! mais c'est bien sûr!" où tout à coup l'on voit ce qui avait toujours été là, mais qu'on ne savait pas voir. Et c'est la pratique assidue, quotidienne, de Zazen qui permet d'y accéder. Pour qui pratique ainsi Zazen, l'Eveil se manifeste dans la vie quotidienne. Pas de façon toujours spectaculaire. Parfois même à notre insu. Zazen nous amène à le manifester, et donc à être un bouddha.
Evidemment, à des degrés divers.
Dans les sûtras agama ou ceux du Canon Pâli, on voit le Bouddha régulièrement rencontrer Mâra sur son chemin. A chaque fois, Mâra se prend une rouste, certes, mais n'en reste pas moins le fait que le Bouddha le retrouve sur sa route si souvent et si tard après son expérience initiale à Bodhgaya. Evidemment, il ne faut pas interpréter cela au pied d ela lettre. Mr ex-Sidhhârta Gautama, du clan des Shâkyas n'a certes pas physiquement rencontré Mr Mâra au coin d'une rue, mais que, même après l'Anuttara Samyaksambodhi, le Bouddha a été soumis à la tentation (mais aussi qu'il en est sorti vainqueur!).
Les kôans sont bourrés d'exemples de maîtres chinois qui admettent ne pas toujours être à la hauteur. Cette idée est très déstabilisante pour qui imagine une situation où, une fois arrivés, on ne pourrait plus jamais retourner en arrière. La chronique contemporaine nous montre pourtant en abondance l'exemple contraire.
Mais la pratique quotidienne de Zazen, couplée à la gratuité de l'intention, le refus de rechercher un but, un objectif (justement celui "d'être arrivé"), est ce qui nous permet de mieux être présents à tout ce qu'est notre vie quotidienne, et à manifester (parfois) l'Eveil dans nos actions ordinaires.
mercredi 24 juillet 2019
mercredi 17 juillet 2019
L'Eveil, c'est Zazen.
J'étais au début du mois l'invité d'une sesshin en Belgique. Lors de cette sesshin, j'expliquais à des participants, lors d'une conversation informelle, la réalité contemporaine du Shihô, la Transmission du Dharma. En effet, depuis le début du XVIII° siècle, au Japon dans l'école Sôtô, la transmission est automatiquement donnée trois ans après la prise des préceptes. Elle devient donc une espèce d'équivalent du Bac, la prise des préceptes étant dans cette analogie le certificat d'études.
Cette révélation a eu un effet dévastateur sur l'une des personnes présentes qui s'étonna alors, scandalisée de ce que cela impliquait pour elle l'interruption de la transmission de l'Eveil depuis le Bouddha Gautama.
Mais il faut voir un peu le processus. Pendant les siècles qui séparent Dôgen de Manzan, le réformateur de ce systèmes au XVIII° siècle, les divers lignages descendant de Dôgen et de ses disciples avaient leurs propres hiérarchies ou ensemble de hiérarchies, et les temples avaient souvent développé des pratiques au style spécifique.
Si l'on suit Dôgen, la transmission du Dharma est l'aspect de la relation de maître à disciple qui témoigne de l'identité de la lignée. Mais au cours du temps, cet aspect a été progressivement supplanté par le garanbo, la transmission du temple. Et, avec le temps, ce garanbo devint toujours plus formel et excessif. Il exigeait entre autres du disciple d'abandonner sa lignée réelle pour celle du nouveau temple, même lorsqu'elle était sans rapport avec la sienne.
Lorsque le nouveau gouvernement du Shôgun Tokugawa, au XVII° siècle, obligea tous les temples Sôtô à se ranger soit derrière Eiheiji ou derrière Sôjiji, cela prépara un peu le terrain. A la fin du siècle, 卍山道白 [Manzan Dōhaku] (1635-1715) fit voeu, après avoir lu les chapitres du Shôbôgenzô en traitant, de restaurer la valeur du Shihô. Il y mit quarante ans. D'autres avaient essayé avant lui, mais Manzan était un brillant tacticien, et sut développer ses réseaux avant d'entreprendre ses manoeuvres, qui commencèrent par les autorités Sôtô, avant de se présenter devant le bakufu (le gouvernement), en ayant épuisé tous les recours ecclésiastiques.
Comprenant les tensions qui existent toujours entre un gouvernement et des autorités ecclésiastiques et s'en servit à son avantage pour faire proclamer que les principes de la transmission face-à-face et la seule lignée dans le Dharma pouvaient déterminer la succession des moines sôtô à l'avenir.
Mais comme la Sôtôshu a été érigée du même coup en organisation bureaucratique unifiée, elle a rapidement créé de nouveaux "grades" selon la hiérarchie des temples, ce qui a relégué le Shihô au niveau d'aujourd'hui. Lorsque Nishijima a donné la transmission (et il l'a beaucoup donnée), il a exclu qu'il puisse y avoir une cérémonie ultérieure (sauf au Japon, pour les Japonais, soumis à la Sôtôshu), car, pour lui, Dôgen ne mentionnait que cela. Néanmoins, il n'eut jamais la prétention que cette transmission fut une reconnaissance d'un accomplissement exceptionnel. Je crois qu'il la voyait comme une espèce d'ordre de mission. Où, paradoxalement, relever la valeur du document ramène à une humilité fondamentale et nécessaire.
Cette révélation a eu un effet dévastateur sur l'une des personnes présentes qui s'étonna alors, scandalisée de ce que cela impliquait pour elle l'interruption de la transmission de l'Eveil depuis le Bouddha Gautama.
Mais il faut voir un peu le processus. Pendant les siècles qui séparent Dôgen de Manzan, le réformateur de ce systèmes au XVIII° siècle, les divers lignages descendant de Dôgen et de ses disciples avaient leurs propres hiérarchies ou ensemble de hiérarchies, et les temples avaient souvent développé des pratiques au style spécifique.
Si l'on suit Dôgen, la transmission du Dharma est l'aspect de la relation de maître à disciple qui témoigne de l'identité de la lignée. Mais au cours du temps, cet aspect a été progressivement supplanté par le garanbo, la transmission du temple. Et, avec le temps, ce garanbo devint toujours plus formel et excessif. Il exigeait entre autres du disciple d'abandonner sa lignée réelle pour celle du nouveau temple, même lorsqu'elle était sans rapport avec la sienne.
Lorsque le nouveau gouvernement du Shôgun Tokugawa, au XVII° siècle, obligea tous les temples Sôtô à se ranger soit derrière Eiheiji ou derrière Sôjiji, cela prépara un peu le terrain. A la fin du siècle, 卍山道白 [Manzan Dōhaku] (1635-1715) fit voeu, après avoir lu les chapitres du Shôbôgenzô en traitant, de restaurer la valeur du Shihô. Il y mit quarante ans. D'autres avaient essayé avant lui, mais Manzan était un brillant tacticien, et sut développer ses réseaux avant d'entreprendre ses manoeuvres, qui commencèrent par les autorités Sôtô, avant de se présenter devant le bakufu (le gouvernement), en ayant épuisé tous les recours ecclésiastiques.
Comprenant les tensions qui existent toujours entre un gouvernement et des autorités ecclésiastiques et s'en servit à son avantage pour faire proclamer que les principes de la transmission face-à-face et la seule lignée dans le Dharma pouvaient déterminer la succession des moines sôtô à l'avenir.
Mais comme la Sôtôshu a été érigée du même coup en organisation bureaucratique unifiée, elle a rapidement créé de nouveaux "grades" selon la hiérarchie des temples, ce qui a relégué le Shihô au niveau d'aujourd'hui. Lorsque Nishijima a donné la transmission (et il l'a beaucoup donnée), il a exclu qu'il puisse y avoir une cérémonie ultérieure (sauf au Japon, pour les Japonais, soumis à la Sôtôshu), car, pour lui, Dôgen ne mentionnait que cela. Néanmoins, il n'eut jamais la prétention que cette transmission fut une reconnaissance d'un accomplissement exceptionnel. Je crois qu'il la voyait comme une espèce d'ordre de mission. Où, paradoxalement, relever la valeur du document ramène à une humilité fondamentale et nécessaire.
dimanche 14 juillet 2019
L'âne et la carotte
La carotte peut-elle faire le bonheur de l'âne?
Tout le monde connaît le truc de la carotte pendue au bout d'une perche, devant le nez de l'âne, pour le faire avancer.
L'autre jour, à la vue d'un gamin hurlant "j'ai envie" face à la vitrine d'un magasin de babioles à un euro, je me suis rappelé un incident du même genre avec un mien neveu et me revoilà parti sur les trois poisons: avidité, aversion et ignorance.
Il semble bien que l'avidité soit un des moteurs principaux de l'être humain. Selon David Loy (et j'acquiesce), cette avidité est en relation avec le non-soi. J'ai redit ailleurs que le bouddha-dharma enseigne le non-soi, c'est-à-dire que rien n'existe en soi. Or, si ce principe est relativement facile à intégrer, en ce qui concerne les choses et les objets, par exemple qu'il n'y a pas de livres sans papier et sans encre, qu'il n'y a pas de papier sans fibre cellulosique et son élaboration, qu'il n'y a pas d'encre sans suie et huile, que l'auteur est indispensable, etc., admettre pour soi-même ce processus est un poil plus difficile.
Et même si nous voulons l'admettre pour notre corps, nos besoins physiques, nos origines etc., il reste un petit réduit pour lequel nous n'avons guère envie d'admettre le non-soi, et qui est notre conscience. L'homme a donc imaginé une âme immortelle emprisonnée dans un corps temporaire; après quoi il y a plusieurs versions, dont celle du Christianisme de choix entre l'enfer ou le paradis pour l'éternité, avec parfois l'idée d'un purgatoire temporaire avant le paradis pour l'éternité. Ce schéma comporte de nombreuses variantes, qu'on retrouve même dans le bouddha-dharma mahâyanique; il est concurrencé par le schéma métempsychotique où l'âme papillonne d'une existence à l'autre, avec ou sans existences animales, l'idée de base étant toujours de récompenser les bons et de punir les méchants.
L'idée de base du bouddha-dharma est que l'être humain sait, au plus profond de lui-même, cette réalité du non-soi, et il tente par tous les moyens de se prouver le contraire, en particulier au moyen de la possession: "Je possède, donc je suis". L'idée générale étant "je vaux quelque chose, puisque je possède tant", ou "puisque j'ai tant de pouvoir..." ou "puisque tant de gens m'admirent..." et ainsi de suite.
A plus petite échelle, cela se manifeste avec la voiture, la montre, les vêtements, le ou la partenaire. Exister dans le regard des autres, puisque cela n'est pas possible dans le sien propre (trop insuffisant.)
Donc, pour revenir à la carotte, si je n'obtiens pas ce que je désire, c'est mon existence même qui en est menacée!
Un des cas les plus typiques, c'est celui du désir charnel et de la jalousie. Le domaine des passions où le verbe pâtir a une si belle part! Certains vont même jusqu'à se suicider ("s'anéantir"), dans certains cas extrêmes. Les personnes les plus tourmentées par ce problème tendent à se lancer dans une politique d'acquisition sans fin: que ce soit en biens matériels, en pouvoir ou en conquêtes sexuelles, il n'y en a jamais assez. On leur donnerait une montagne d'or et ils en demanderaient une deuxième.
Comme c'est en fait le processus d'acquisition qui compte, et non pas l'acquis lui-même, le processus est sans fin et par là, désespérant. Exactement comme la carotte pendant au bout du museau de l'âne.
Donc, si l'on prend conscience de ce fait, la sagesse serait de cesser de courir après la carotte.
Tout le monde connaît le truc de la carotte pendue au bout d'une perche, devant le nez de l'âne, pour le faire avancer.
L'autre jour, à la vue d'un gamin hurlant "j'ai envie" face à la vitrine d'un magasin de babioles à un euro, je me suis rappelé un incident du même genre avec un mien neveu et me revoilà parti sur les trois poisons: avidité, aversion et ignorance.
Il semble bien que l'avidité soit un des moteurs principaux de l'être humain. Selon David Loy (et j'acquiesce), cette avidité est en relation avec le non-soi. J'ai redit ailleurs que le bouddha-dharma enseigne le non-soi, c'est-à-dire que rien n'existe en soi. Or, si ce principe est relativement facile à intégrer, en ce qui concerne les choses et les objets, par exemple qu'il n'y a pas de livres sans papier et sans encre, qu'il n'y a pas de papier sans fibre cellulosique et son élaboration, qu'il n'y a pas d'encre sans suie et huile, que l'auteur est indispensable, etc., admettre pour soi-même ce processus est un poil plus difficile.
Et même si nous voulons l'admettre pour notre corps, nos besoins physiques, nos origines etc., il reste un petit réduit pour lequel nous n'avons guère envie d'admettre le non-soi, et qui est notre conscience. L'homme a donc imaginé une âme immortelle emprisonnée dans un corps temporaire; après quoi il y a plusieurs versions, dont celle du Christianisme de choix entre l'enfer ou le paradis pour l'éternité, avec parfois l'idée d'un purgatoire temporaire avant le paradis pour l'éternité. Ce schéma comporte de nombreuses variantes, qu'on retrouve même dans le bouddha-dharma mahâyanique; il est concurrencé par le schéma métempsychotique où l'âme papillonne d'une existence à l'autre, avec ou sans existences animales, l'idée de base étant toujours de récompenser les bons et de punir les méchants.
L'idée de base du bouddha-dharma est que l'être humain sait, au plus profond de lui-même, cette réalité du non-soi, et il tente par tous les moyens de se prouver le contraire, en particulier au moyen de la possession: "Je possède, donc je suis". L'idée générale étant "je vaux quelque chose, puisque je possède tant", ou "puisque j'ai tant de pouvoir..." ou "puisque tant de gens m'admirent..." et ainsi de suite.
A plus petite échelle, cela se manifeste avec la voiture, la montre, les vêtements, le ou la partenaire. Exister dans le regard des autres, puisque cela n'est pas possible dans le sien propre (trop insuffisant.)
Donc, pour revenir à la carotte, si je n'obtiens pas ce que je désire, c'est mon existence même qui en est menacée!
Un des cas les plus typiques, c'est celui du désir charnel et de la jalousie. Le domaine des passions où le verbe pâtir a une si belle part! Certains vont même jusqu'à se suicider ("s'anéantir"), dans certains cas extrêmes. Les personnes les plus tourmentées par ce problème tendent à se lancer dans une politique d'acquisition sans fin: que ce soit en biens matériels, en pouvoir ou en conquêtes sexuelles, il n'y en a jamais assez. On leur donnerait une montagne d'or et ils en demanderaient une deuxième.
Comme c'est en fait le processus d'acquisition qui compte, et non pas l'acquis lui-même, le processus est sans fin et par là, désespérant. Exactement comme la carotte pendant au bout du museau de l'âne.
Donc, si l'on prend conscience de ce fait, la sagesse serait de cesser de courir après la carotte.
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