mardi 29 septembre 2020


 L'éthique selon 

Nishijima rôshi



Dans une vidéo récente, Brad Warner mentionne des images d'archives (qu'on peut retrouver sur shobogenzo.net) où Nishijima rôshi parlait de l'éthique.

Ce sujet en était un dont Nishijima parlait tout le temps. Il disait qu'il y avait deux sortes d'éthiques.
Un éthique basée sur l'esprit, et une éthique basée sur les sens.

L'éthique basée sur l'esprit, ou éthique idéaliste, est celle qui nous est le plus familière. C'est aussi celle que décrit la plupart des religions.  Il s'agit de normes de ce qui est bien ou mal, de ce qui est juste ou erroné, correct ou incorrect. Ces normes sont toujours données comme absolues, et le but de la vie religieuse est de s'y tenir.

L'éthique basée sur les sens requiert un peu plus d'explications.
En général, d'un point de vue matérialiste, disait-il, ce qui est confortable est bien , et ce qui ne l'est pas est mauvais. Autrement dit, le matérialiste cherche le confort et tente d'échapper à l'inconfort.
Normalement, on ne décrirait pas ce type de comportement comme éthique, et de fait, les penseurs matérialistes ont souvent nié la valeur de l'éthique et des lois morales, mais Nishijima croyait que même la négation de l'éthique était en soi une forme d'éthique. 

Dans la vidéo, Nishijima rôshi cite le passage suivant du Genjô-kôan:

Quand les poissons se déplacent dans l'eau, de quelque manière qu'ils se déplacent, l'eau est sans fin. Quand les oiseaux volent dans le ciel, de quelque manière qu'ils volent, le ciel est sans fin. En même temps, les poissons et les oiseaux n'ont jamais, depuis les temps anciens, quitté l'eau ou le ciel. Simplement, quand l'activité est grande, l'usage est grand, quand la nécessité est petite, l'usage est petit. En agissant dans cet état, aucun ne manque de réaliser ses limites à chaque instant, et aucun ne manque de faire librement un saut périlleux en tout lieu; mais si l'oiseau quitte le ciel, il mourra tout de suite, et si un poisson quitte l'eau, il mourra tout de suite. Alors on peut comprendre que l'eau est vie, et on peut comprendre que le ciel est vie. Les oiseaux sont vie, et les poissons sont vie.  C'est peut-être que la vie est oiseau et que la vie est poisson. Et en allant toujours plus avant, l'existence de leur pratique-et-expérience et l'existence de leur vie sont comme cela. Ainsi, un oiseau ou un poisson qui aurait l'intention de ne se déplacer dans l'eau ou dans le ciel qu'après avoir atteint le fond de l'eau ou qu'après avoir totalement pénétré le ciel, ne pourrait jamais trouver sa voie ou trouver sa place dans l'eau ou le ciel. Quand on trouve cette place, cette action est forcément réalisée en tant qu'univers. Quand on trouve cette voie, cette action est forcément l'univers réalisé lui-même.

 Et il poursuit en disant que notre vie quotidienne est un continuum infini d'action. Mais l'action a toujours lieu en contexte, contexte sans lequel l'action ne pourrait avoir lieu, car ils sont, action et contexte, indissociables.

Brad Warner fait ici un commentaire: "Nous nous voyons souvent en scène, avec l'idée que la scène est séparée de nous. Mais Nishijima, Dôgen et bien d'autres philosophes bouddhistes nous disent que l'endroit où nous agissons et nous mêmes ne faisons qu'un tout indivisible."

Nishijima rôshi ajoute ici que notre action remplit toujours l'Univers, et que nous sommes toujours libres dans l'état de l'action. 

En cela, on peut dire de Nishijima qu'il est, tout comme Dôgen, un réaliste mystique. 

Maître Dôgen nous dit que si, nous êtres humains, avant d'agir, voulions comprendre parfaitement ce que sont les circonstances, nous ne pourrions jamais agir et ne pourrions jamais trouver notre façon de faire ainsi que notre place (voir la référence aux oiseaux et aux poissons). 

Donc, l'action éthique a toujours lieu dans un état où, du moins de façon cognitive, on ne va pas pouvoir comprendre, et que si on tente de le faire, avant d'agir, on ne va jamais agir ou alors, à contretemps. J'ai un souvenir très net d'un accident de voiture évité à quelques centimètres près, parce que j'ai réagi sans réfléchir, et que l'action était celle qui convenait à l'instant où il le fallait. Si j'avais dû réfléchir avant d'agir, je n'aurais pu éviter l'accident et j'aurais peut-être tué une personne (même sans être en tort). Mais lorsqu'on trouve sa place, l'action rend l'Univers réel et en trouvant son mode d'agir, l'action est toujours l'état du grand Univers réalisé. Cette façon et ce lieu ne sont pas des concepts qu'on puisse décrire en mots comme "grand" ou "petit." Ils ne sont ni subjectifs ni objectifs. Ce ne sont pas des états qui auraient existé dans le passé et ils n'ont pas non plus apparu à l'instant. Ils sont juste devant nous, évidents, ici et maintenant, comme cela. 

Autrement dit, pour Nishijima, ce qu'il  nous faut faire au plan éthique se trouve devant nous, comme un énorme placard publicitaire avec des néons clignotants, mais nous réussissons à ne pas le voir, à cause de nos oeillères que sont le point de vue idéaliste et le point de vue matérialiste. 

L'action est l'unité entre sujet et objet. Elle n'est pas seulement subjective ou seulement objective. Quand on agit avec sincérité, il devient difficile de nous voir nous, en tant que sujet, comme étant séparés du monde extérieur sur lequel on agit, en tant qu'objet.

Nishijima rôshi prend donc ce qui est souvent écrit par d'autres auteurs bouddhistes d'une façon un peu mystique et éthérée, et il le présente en termes très concrets. L'action est l'interface entre sujet et objet. Donc, la division entre sujet et objet n'existe que dans notre tête, dans notre esprit cognitif. Dans le monde réel, cette différence n'existe pas.

Nishijima: "Selon le point de vue que je viens de décrire, que notre vie est action, on peut voir que, pour le bouddhisme, la chose la plus précieuse en ce monde n'est autre que de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est erroné. Donc, l'éthique en action est ce qui est juste, ici et maintenant."

(Dans ce dernier paragraphe, on a une allusion au chapitre Shoaku Makusa du Shôbôgenzô).

samedi 19 septembre 2020

le quatrième précepte: ne pas mentir

Quatrième précepte: Ne pas mentir

C'est à dire ne pas dire ce qu'on sait ne pas être vrai.
"Ce précepte a été maintenu par les bouddhas du passé. Il a été transmis par les patriarches. Nous tenterons de le garder jusqu'à la fin de nos vies."

En voilà un précepte simple, et qui paraît facile à garder, et pourtant!

Aujourd'hui, je vais vous parler de cette merveilleuse et incroyable capacité que nous avons tous, non seulement à mentir, mais surtout, à nous mentir à nous-mêmes, effrontément!

Il y a dans Harry Potter un passage ou Dumbledore, le directeur de l'école de magie, explique que dans sa jeunesse, il avait participé à quelque chose de monstrueux, avant de se repentir, et de combattre et vaincre son ancien complice, qui l'y avait entraîné sur la base du "bien supérieur". L'idée que, dans un but noble et supérieur, on puisse "temporairement" faire le mal, "pour le bien de tous". Mais ce qui le fait changer d'avis, c'est aussi parce que ce genre de mensonge ne marche qu'un temps sur les personnes honnêtes. Si on est sincère, on est bien forcé de se rendre compte du bobard.

Pour moi, cette découverte, il y a bien longtemps, fut un choc. Cette capacité que nous avons à nous raconter des bobards pour excuser nos faiblesses, et qui plus est, d'y croire!!! Un jour, face à un de ces cas, je m'étais dit, comment peux-tu accorder foi à un tel bobard, alors que tu es quand même le mieux placé pour savoir que c'est bidon!" Un de ces cas, en particulier, était la relation avec mon maître d'apprentissage. J'avais été prévenu que ce n'était pas quelqu'un de fiable, la perspicacité de médecin de campagne de mon père l'avait amené à m'avertir, de nombreux incidents m'avaient montré que c'était vrai, mais je m'accrochais à cette relation parce que je me disais que c'était la seule façon pour moi d'apprendre la lutherie. Et j'en ai été pour mes frais. Abrégeons.

Pourquoi nous mentons-nous? Et pourquoi croyons-nous à ces mensonges? Parce que nous sommes intéressés. Je discutais hier avec un ami qui se plaignait des intrigues dans sa famille autour d'un héritage. Lui a un point de vue informé par le fait qu'il ne veut pas un sou de son père. Les autres sont tous intéressés, ce qui fausse leur jugement en l'affaire. Et les monte les uns contre les autres. Chaque fois qu'on est dans l'attente, cela fausse tout. Le vendeur qui est en attente du client va agacer un éventuel client en tentant de le forcer à acheter.

Italo Calvino:
                Che pena.
                Sperare, intendo.
                E' la pena di chi non sa rinunciare.

(Quelle peine. Espérer, je veux dire. C'est la peine de qui ne sait renoncer).

jeudi 10 septembre 2020

L'amour propre ne le reste jamais bien longtemps


J'avais été très amusé à la lecture du titre de cette BD de Lauzier qu'il avait intitulée "L'amour propre ne le reste jamais bien longtemps", parce qu'il évoquait l'idée que l'amour propre, c'était comme un slip...

Evidemment, non seulement c'est totalement intraduisible en une autre langue, mais en plus l'expression, telle qu'elle est constituée, est totalement inexacte. Il ne s'agit pas d'amour, seulement de complaisance, et le mot "propre" est ici réflexif et n'a rien à voir avec la propreté. Mais, bref, cela m'amène à parler de l'orgueil, de l'ὕϐρις (hubris), du nombrilisme, et donc de ce que tout le monde dans le zen appelle l'ego.

Je dis souvent qu'il y a deux catégories de personnes: celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Les premières, plus rares, sont ces timides, qui s'excusent toujours de n'avoir aucune confiance en eux et qui n'oseraient jamais rien, à la limite. Et puis, il y a les autres, qui se construisent des façades, impressionnantes et intimidantes comme des forteresses, ou élégantes et somptueuses, parfois très chargées comme des architectures de la Renaissance ou celles du Second Empire, ou froides et insipides comme l'architecture contemporaine. Toutes les variations sont possibles, mais derrière ces façades, toujours, se cache un pauvre type qui se c*** dessous qu'on découvre qui il/elle est vraiment.
Et on se ment à soi-même, et on essaie d'impressionner, et on joue de la séduction, etc., etc., mais en réalité, on a juste peur. Et puis un jour, j'ai entendu Kengan Robert dire à une émission de télé: "La confiance en soi? Mais ça ne sert à rien! On n'a aucun besoin d'avoir confiance en soi. Ce qu'il faut, c'est d'avoir confiance en ce qu'on fait!"
Et là, ça a fait tilt! Parce que ce qu'on sait faire, il faut le faire, comme le disait Scott Ross, et que, quand on se concentre sur ce qu'on fait, on n'a pas le temps de se préoccuper de soi. Et en fait, il vaut mieux ne pas avoir confiance en soi, vu qu'on n'est pas fiable!
Se concentrer sur ce qu'on fait, et si on y ajoute la sincérité, cela permet de ne pas se sentir anéanti par une critique négative, parce que cette sensation vient juste de notre peur de révéler au monde ce que nous percevons comme la nullité de notre "soi". Et alors se produit un phénomène extrêmement intéressant: devenus capables d'encaisser cette critique, parce qu'on ne la met plus en relation avec notre manie de la représentation, on peut en tirer profit, et améliorer ce qu'on fait et ce qu'on sait faire. Du coup, on a de plus en plus confiance en ce qu'on fait, et comme on se méfie de "soi", on ne se laisse pas avoir par des attitudes idiotes qui viendraient tout gâcher.

J'ai vécu, il y a peu, une démonstration vivante de ce que j'écris ici.
J'étais en contact avec une personne qui avait demandé à être mon étudiant, et que je suivais avec attention. Cette personne avait tout pour me succéder, et c'est pourquoi j'avais très tôt pris la décision de lui donner la Transmission du Dharma, le fameux shiho dont j'ai parlé précédemment. Il n'y avait qu'un détail qui me retenait, et qui était son insécurité profonde qui se manifestait de façons plutôt incompatibles avec la charge. J'ai donc à plusieurs reprises tenté de l'orienter vers des attitudes plus sereines, en insistant sur ses compétences professionnelles, en tentant de désamorcer ses insécurités par rapport aux milieux universitaires etc., mais en pure perte. Lorsque je lui ai reproché des attitudes d'avidité cela a créé un froid, mais j'ai cru que l'effet serait bénéfique. Et puis (et je crois que c'est la goutte qui a fait déborder le vase) je lui fait une observation d'ordre esthétique sur un truc que je trouvais gênant dans un de ses travaux, et alors, cette personne a totalement coupé les ponts avec moi, me laissant avec un peu d'amertume d'avoir misé sur elle, conjointe à un soulagement de n'avoir pas donné la transmission trop légèrement à quelqu'un qui en aurait probablement fait mauvais usage, étant donné cette attitude.

Pour être un bon enseignant, il faut toujours être disposé à apprendre, même des plus mauvais élèves. J'imaginais un peintre talentueux qui peindrait un tableau sublime, et qui déciderait, à la façon chinoise, de l'orner d'un poème (ce qui s'est eu fait aussi sous nos climats aux XV° et XVI° siècles, et même plus tard sur les gravures). Et on lirait: "L'etang est bo, le si elle est bleue, geai deux oizôs qui ontouffé pour est treureu" Et qui se vexerait parce qu'on lui reproche son orthographe approximative. Mais que vaut-il mieux? Une observation bienveillante de la part d'un ami, ou les moqueries plus ou moins sous cape des personnes voyant le tableau?

jeudi 3 septembre 2020

L'équanimité


 Souvent les gens demandent quelle est la différence entre l'équanimité et l'indifférence.

L'indifférence c'est quand il t'arrive un truc terrible, et que la personne auprès de qui tu cherches à exprimer ton désarroi te dit: "Bien sûr, mais que veux-tu que j'y fasse?"

L'équanimité, c'est quand il t'arrive un truc terrible et que tu encaisses stoïquement le coup et qu'un proche vient essayer de te consoler en paraissant plus désolé que toi et que tu dis à cette personne: "Bien sûr, mais que veux-tu que j'y fasse?"

Il faudrait un peu cesser de voir la paille dans l'oeil du voisin en négligeant la poutre qu'on a dans le sien... 

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L'image est une illustration du livre de Jacques de Voragine sur les vies des saints (La Légende dorée). Laurent est condamné à mourir sur un gril. Il est étendu sur la braise et la légende veut qu'il ait à un moment dit à ses bourreaux, "C'est cuit, vous pouvez retourner".