L'éthique selon
Nishijima rôshi
Dans une vidéo récente, Brad Warner mentionne des images d'archives (qu'on peut retrouver sur shobogenzo.net) où Nishijima rôshi parlait de l'éthique.
Ce sujet en était un dont Nishijima parlait tout le temps. Il disait qu'il y avait deux sortes d'éthiques.
Un éthique basée sur l'esprit, et une éthique basée sur les sens.
L'éthique basée sur l'esprit, ou éthique idéaliste, est celle qui nous est le plus familière. C'est aussi celle que décrit la plupart des religions. Il s'agit de normes de ce qui est bien ou mal, de ce qui est juste ou erroné, correct ou incorrect. Ces normes sont toujours données comme absolues, et le but de la vie religieuse est de s'y tenir.
L'éthique basée sur les sens requiert un peu plus d'explications.
En général, d'un point de vue matérialiste, disait-il, ce qui est confortable est bien , et ce qui ne l'est pas est mauvais. Autrement dit, le matérialiste cherche le confort et tente d'échapper à l'inconfort.
Normalement, on ne décrirait pas ce type de comportement comme éthique, et de fait, les penseurs matérialistes ont souvent nié la valeur de l'éthique et des lois morales, mais Nishijima croyait que même la négation de l'éthique était en soi une forme d'éthique.
Dans la vidéo, Nishijima rôshi cite le passage suivant du Genjô-kôan:
Quand les poissons se déplacent dans l'eau, de quelque manière qu'ils se déplacent, l'eau est sans fin. Quand les oiseaux volent dans le ciel, de quelque manière qu'ils volent, le ciel est sans fin. En même temps, les poissons et les oiseaux n'ont jamais, depuis les temps anciens, quitté l'eau ou le ciel. Simplement, quand l'activité est grande, l'usage est grand, quand la nécessité est petite, l'usage est petit. En agissant dans cet état, aucun ne manque de réaliser ses limites à chaque instant, et aucun ne manque de faire librement un saut périlleux en tout lieu; mais si l'oiseau quitte le ciel, il mourra tout de suite, et si un poisson quitte l'eau, il mourra tout de suite. Alors on peut comprendre que l'eau est vie, et on peut comprendre que le ciel est vie. Les oiseaux sont vie, et les poissons sont vie. C'est peut-être que la vie est oiseau et que la vie est poisson. Et en allant toujours plus avant, l'existence de leur pratique-et-expérience et l'existence de leur vie sont comme cela. Ainsi, un oiseau ou un poisson qui aurait l'intention de ne se déplacer dans l'eau ou dans le ciel qu'après avoir atteint le fond de l'eau ou qu'après avoir totalement pénétré le ciel, ne pourrait jamais trouver sa voie ou trouver sa place dans l'eau ou le ciel. Quand on trouve cette place, cette action est forcément réalisée en tant qu'univers. Quand on trouve cette voie, cette action est forcément l'univers réalisé lui-même.
Et il poursuit en disant que notre vie quotidienne est un continuum infini d'action. Mais l'action a toujours lieu en contexte, contexte sans lequel l'action ne pourrait avoir lieu, car ils sont, action et contexte, indissociables.
Brad Warner fait ici un commentaire: "Nous nous voyons souvent en scène, avec l'idée que la scène est séparée de nous. Mais Nishijima, Dôgen et bien d'autres philosophes bouddhistes nous disent que l'endroit où nous agissons et nous mêmes ne faisons qu'un tout indivisible."
Nishijima rôshi ajoute ici que notre action remplit toujours l'Univers, et que nous sommes toujours libres dans l'état de l'action.
En cela, on peut dire de Nishijima qu'il est, tout comme Dôgen, un réaliste mystique.
Maître Dôgen nous dit que si, nous êtres humains, avant d'agir, voulions comprendre parfaitement ce que sont les circonstances, nous ne pourrions jamais agir et ne pourrions jamais trouver notre façon de faire ainsi que notre place (voir la référence aux oiseaux et aux poissons).
Donc, l'action éthique a toujours lieu dans un état où, du moins de façon cognitive, on ne va pas pouvoir comprendre, et que si on tente de le faire, avant d'agir, on ne va jamais agir ou alors, à contretemps. J'ai un souvenir très net d'un accident de voiture évité à quelques centimètres près, parce que j'ai réagi sans réfléchir, et que l'action était celle qui convenait à l'instant où il le fallait. Si j'avais dû réfléchir avant d'agir, je n'aurais pu éviter l'accident et j'aurais peut-être tué une personne (même sans être en tort). Mais lorsqu'on trouve sa place, l'action rend l'Univers réel et en trouvant son mode d'agir, l'action est toujours l'état du grand Univers réalisé. Cette façon et ce lieu ne sont pas des concepts qu'on puisse décrire en mots comme "grand" ou "petit." Ils ne sont ni subjectifs ni objectifs. Ce ne sont pas des états qui auraient existé dans le passé et ils n'ont pas non plus apparu à l'instant. Ils sont juste devant nous, évidents, ici et maintenant, comme cela.
Autrement dit, pour Nishijima, ce qu'il nous faut faire au plan éthique se trouve devant nous, comme un énorme placard publicitaire avec des néons clignotants, mais nous réussissons à ne pas le voir, à cause de nos oeillères que sont le point de vue idéaliste et le point de vue matérialiste.
L'action est l'unité entre sujet et objet. Elle n'est pas seulement subjective ou seulement objective. Quand on agit avec sincérité, il devient difficile de nous voir nous, en tant que sujet, comme étant séparés du monde extérieur sur lequel on agit, en tant qu'objet.
Nishijima rôshi prend donc ce qui est souvent écrit par d'autres auteurs bouddhistes d'une façon un peu mystique et éthérée, et il le présente en termes très concrets. L'action est l'interface entre sujet et objet. Donc, la division entre sujet et objet n'existe que dans notre tête, dans notre esprit cognitif. Dans le monde réel, cette différence n'existe pas.
Nishijima: "Selon le point de vue que je viens de décrire, que notre vie est action, on peut voir que, pour le bouddhisme, la chose la plus précieuse en ce monde n'est autre que de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est erroné. Donc, l'éthique en action est ce qui est juste, ici et maintenant."
(Dans ce dernier paragraphe, on a une allusion au chapitre Shoaku Makusa du Shôbôgenzô).