mardi 28 juillet 2020

Corps et esprit

Je voudrais réagir à un commentaire:

Jean écrivait:

Observer globalement le corps/mental : comment naissent et meurent les sensations et les pensées, être dans une écoute sans intention, cela est la juste (non)méditation et il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela. L'attention à la respiration en est simplement l'un des aspects.
La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher...

Méditer procure certes, une certaine énergie, mais en soi n'apporte pas la sagesse. Souvent, cela ne fait que renforcer l'égo de celui qui médite. Mais "qui" médite?


Je puis me tromper, mais il m'est impossible de m'empêcher de voir là une persistance de l'idée de séparation du corps et de l'esprit.
Je suis intimement convaincu, après mon maître, Nishijima rôshi, qu'il existe une lecture "erronée" du Satipatthana Sutta, qui consisterait à "contrôler" la respiration. Cela n'est pas écrit ainsi, la plupart du temps, mais juste insister sur une "concentration" tend à y conduire. Parce qu'une lecture attentive du sutta conduit à plutôt concevoir que ce que le Bouddha y décrit n'est pas différent de ce que nous, zénistes, enseignons, à l'effet qu'il s'agit d'observer. Pas se concentrer sur. Et de plus, cette observation doit rester passive. Et il ne s'agit pas QUE de la respiration, mais bien de l'ensemble du corps et de l'activité physique et mentale.

Mon maître enseignait d'observer le corps, et de porter l'attention sur lui. Lorsque je lui ai fait observer que la respiration fait partie du corps, et que le Satipatthanasutta parle d'observer, et pas de contrôler, il a acquiescé, en disant que cela montrait bien que ce qu'il enseigne est la même chose que ce que nous racontent les anciens textes sur l'enseignement du Bouddha. "Si je me concentre sur la respiration", écrivait quelqu'un, "j'ai tendance à m'affaisser, alors que si je redresse la posture, le petit singe de l'esprit se déchaîne". Il me paraît évident que ne se concentrer que sur la respiration va tendre à contrôler cette dernière, alors que le Satipatthana dit bien, "quand elle est rapide, je constate qu'elle est rapide, et quand elle est lente, je constate qu'elle est lente". Cela ne ressemble guère à une injonction de contrôle!
Par contre, si, quand on se rend compte qu'on s'est laissé emporter par "le singe", c'est-à-dire par la pensée discursive, à chaque fois on vérifie sa posture, cela va permettre un petit répit par rapport au vélo qui tourne dans la tête. Au début, ces interruptions seront courtes, et vite remplacées par le "vélo" (ou "le singe"). Mais avec l'expérience, ces périodes se feront plus longues, avec parfois des régressions, parce qu'il arrive à tout le monde d'avoir l'esprit énervé.
Mon appréciation ici, est que même si se concentrer sur la respiration évite de prêter attention au "singe", le fait même d'éviter de se confronter à lui fait qu'on n'apprend pas.

Quiconque a eu un jour un rhume ou la grippe ou n'importe quelle maladie sait bien que l'état du corps peut être préjudiciable à la pensée. Et que des humeurs par trop pessimistes peuvent entraîner des états de débilité. Le corps et l'esprit ne sont pas séparés, et ils sont bien une seule et même chose. Cette séparation est artificielle et intellectuelle, parce qu'elle présente des aspects pratiques au niveau du discours, mais ce n'est pas la réalité.

C'est aussi pour cela qu'il ne peut pas y avoir de "mauvais zazen" comme me l'avait un jour soutenu une personne (qui pensait que, ne pas arriver à faire le vide pendant la séance était signe que sa méditation était ratée). Même lorsqu'on passe toute la séance à ne pouvoir s'empêcher de partir sur des discours, des films ou des scénarios sans trêve et sans repos, cela reste valable.

Alors, pour revenir aux points soulevés par Jean, non, méditer n'apporte pas la sagesse. Quand on voit où en sont certaines personnes dont la pratique a commencé il y a presque cinquante ans, on s'en convainc aisément.
Oui, souvent elle renforce l'égo de celui/celle qui médite, parce que le paradoxe, c'est qu'on besoin de cet ego pour pouvoir arriver à comprendre qu'il n'est qu'une fiction (utile, certes mais fiction tout de même). Chercher à le détruire, comme j'ai si souvent entendu ne peut aboutir qu'au résultat paradoxal de le renforcer.
Non, il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela, mais si on ne s'assoit jamais, on n'apprendra jamais à le faire sans être assis.
Et, enfin, oui, "La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher," parce que se "concentrer" sur la posture, sur le vide ou sur le samadhi n'est pas la pratique, même s'il est facile d'arriver à cette conclusion.

C'est pourquoi je préfère la leçon de maître Nishijima: on "fait".
On "fait zazen" et on s'entraîne à ne faire que cela pendant la période allouée. Lorsqu'on s'aperçoit qu'on s'est laissé distraire, on revient à ce qu'on était en train de faire (ce qui comporte une vérification de la posture et de la respiration mais ne s'y limite pas).
Cette prise de conscience de ce qu'on s'est laissé distraire peut venir de la tension dans les épaules (phénomène physiologique bien connu en corrélation avec la pensée discursive), voire un blocage dans le déroulé du fil du discours, ou une distration extérieure (bruit ou autre). A chaque fois, il faut profiter de l'occasion pour s'extraire de ce blabla intérieur et revenir à son action à l'instant présent, qui est de rester assis.

PS: pour ceux qui ne comprennent pas le sens de "pensée discursive", c'est que l'observation nous amène à voir que les pensées surgissent d'abord comme une entité complète, comme une sorte de toile d'araignée, de réseau, et que, dans l'étape suivante, on tente de transformer ce réseau en fil continu allant de A à B.

vendredi 10 juillet 2020

La transmission du Dharma (Shiho)


Un appel téléphonique hier soir m'a suscité cette réflexion: Qu'est-ce que la transmission du Dharma et quels sont ses dérives et dangers.

Le bouddhisme zen s'est très tôt mis en adéquation avec l'exigence sociale de famille, en Chine. On a donc rapidement voulu créer des généalogies dans le cadre d'une mentalité où le sangha devenait une famille de substitution et où la Transmission du Dharma créait ces indispensables liens de parentèle. Ainsi un maître joue le rôle de père, les disciples de fils, et les lignées comportent des "oncles", des "neveux", des "grand-parents", ainsi, évidemment, que des "frères" et des "cousins".

Evidemment aussi, cela implique des liens, des devoirs, des obligations, des contraintes. Ceux qui ont reçu la transmission ont un devoir de piété filiale envers leur maître/père, ce qui implique aussi une forme "d'adoption": personne ne peut se prétendre le disciple de quelqu'un sans avoir formalisé cette "adoption". On demande donc formellement à un maître si l'on peut devenir son disciple, et il acquiesce ou refuse, c'est selon. Ce qui m'a valu d'entendre quelqu'un, à Paris, demander à Nishijima de lui confirmer qu'il était un disciple de Sawaki, ce à quoi le Vieux avait répondu: "Non! Je suis un disciple de Niwa zenji. Je pourrais dire autrement parce qu'effectivement, ce serait plus prestigieux, mais ce ne serait pas la vérité."
Tant il est qu'en Occident, nous avons un lien de maître à disciple bien moins formel, ce qui permet à certains de s'affirmer le/la disciple d'un maître qui ne les connaît parfois même pas.
Pour les Japonais, en tout cas, ce rapport est très fort, et très intime: il n'est donc pas question de la brader sur des personnes qui ne pourraient pas en rencontrer les exigences.

Il a été beaucoup discuté, en Occident, et en particulier en France après Deshimaru, de l'utilité de la transmission du Dharma. Chez les autres écoles bouddhistes, elle n'existe pas (même s'il en existe parfois des équivalents). Certains ont donc souhaité qu'on se débarrasse de cette vieillerie (tout comme d'un autre paquet de vieilleries que toute tradition plurimillénaire peut se trimballer). Brad Warner en a souvent parlé, en l'évaluant le plus sincèrement possible et en est arrivé à cette conclusion -- que je partage -- qu'elle doit malgré tout être conservée. Car sans avoir la valeur excessive d'absolu que certains lui ont accordé, elle constitue malgré tout un garde-fou minimum qui comporte un certain nombre d'avantages.
Mais j'y reviendrai.

Quelles sont les dérives?
Comme il s'agit d'un calque des habitudes familiales, il devient donc logique que certains vont distribuer le shiho à droite et à gauche, comme d'autres cherchent à engrosser toutes les femelles qu'ils peuvent afin de perpétuer leur race. Au risque de la consanguinité. Et il est aussi logique que les lignées les plus susceptibles de s'éteindre sont celles où la transmission n'est accordée que parcimonieusement. Et pourtant... cela n'a jamais empêché des lignées prolifiques de s'éteindre malgré tout.
Il y a aussi l'appât du gain. "Vendre" la transmission, que ce soit contre espèces sonnantes et trébuchantes, ou contre faveurs, pour acquérir du prestige entre autres, est un phénomène ancien auquel Dôgen fait très clairement allusion.

Inversement, ceux et celles qui veulent l'acquérir le font souvent pour des raisons de prestige (ne serait-ce pas la presque totalité des cas, à tout bien prendre?), afin d'assurer un pouvoir sur un groupe etc.

Parfois, qui a accordé la transmission va s'en repentir, parce que la personne "transmise" va les décevoir, voire les trahir. Je conserve le souvenir horrifié des injures proférées par Mike Cross à Nishijima sur le blog de ce dernier, parce que le Vieux refusait de se "soumettre" à son disciple. Et cela est, je pense, un karma qui entache toute la lignée de Mike Cross.

On ne peut pas retirer la transmission, une fois qu'on l'a donnée. Ce n'est pas la Légion d'Honneur. Tout ce qu'on peut faire, lorsque le disciple déçoit, c'est couper les liens avec lui/elle. C'est ce qu'avait fait Nishijima.

Tout cela peut, si l'on s'y attarde, générer des sentiments troubles, attristés ou indignés. Mais, pour reprendre l'argument de Brad Warner, le Shiho permet de séparer ceux qui se sont auto-proclamés "maîtres" et ceux qui en ont reçu la mission d'un prédécesseur. Cela ne veut pas toujours dire grand-chose, mais c'est toujours cela. Evidemment qu'il est irritant pour moi de voir des personnes se réclamer de la lignée d'un maître et refuser de tenir compte, ou même de simplement s'intéresser, aux enseignements de ce maître: il y a dans de tels comportements un opportunisme et une forme de goujaterie que je trouve assez ennuyeuse. Mais tant pis: il vaut mieux ça, malgré tout.

Le plus, pour moi, dans ce système, c'est que si on y est sincère (et, je le répète, même si cette sincérité n'est partagée que par une infime minorité), on dispose d'un maître pour nous rajuster quand il le faut (et il le faut plus souvent qu'on ne le voudrait), et celui-ci décédé, on a des oncles ou des frères qui peuvent nous soutenir et nous aider, mais aussi nous corriger (car cela aussi est soutenir et aider). Je reste toujours reconnaissant à Mike Luetchford et à Brad Warner de leur amitié et de leur soutien, et j'aimerais qu'il en aille de même plus souvent pour les autres enseignants zen. L'espérer ne coûte pas cher, après tout...

dimanche 5 juillet 2020

La colère

Je suis très colérique.

Lorsque je dis ça à des connaissances, ils me regardent de travers parce qu'ils ne me voient que très gentil, posé, jamais en rogne.
Mais c'est mal me connaître. J'ai un tempérament volcanique, et j'ai naturellement tendance à exploser pour un oui pour un non.
Evidemment, ave le temps, l'âge et le zen, j'ai appris à le calmer, en faisant d'ailleurs usage d'un autre mien défaut, qui est la paresse. Désormais, la plupart du temps, quand je sens la moutarde me monter au nez, je fais intervenir la paresse en posant la bête question: "En vaut-ce vraiment la peine?" La réponse étant la plupart du temps "Non!" je mets ainsi fin à la montée de moutarde.
Plus facile à dire qu'à faire, mais avec un peu d'entraînement et une longue pratique du zen, on peut y arriver. J'avais par exemple une très forte tendance à être susceptible, et, évidemment, toute forme ressentie d'agression contre mon précieux Moi était un prétexte à la colère. Je me rappelle pour cela avec un certain amusement la réflexion d'un ami avec qui je faisait Paris-Montpellier en voiture, qui m'avait dit à quel point c'était agréable de voyager avec moi, parce qu'il pouvait me dire de me taire quand je parlais trop (j'ai toujours trop parlé), sans que je me vexe. C'est là que j'ai mesuré tout le chemin parcouru...

Là où ça m'est plus difficile, c'est face à l'injustice et à la malhonnêteté. Et, au plan politique, ces dernières années, nous sommes encore plus servis qu'avant. On en arrive à avoir l'impression qu'il n'y en a plus un seul à la tête de l'Etat qui ait un minimum de dévouement au collectif. Depuis trente ans qu'on nous bassine avec la compétition (au détriment bien sûr de la coopération et du mutualisme), il semble que le slogan ait pénétré les esprits jusqu'au tréfonds, et que ce soit désormais la course à qui piochera le plus dans la caisse commune.
Evidemment, comme je le disais à propos des pensées, cela me suscite facilement des idées de têtes au bout de piques, de préférence celles des grilles des palais de la République, mais il est également évident que s'attarder sur de telles pensées n'a aucun intérêt. Alors, évidemment, ce sur quoi nous n'avons aucune prise ne mérite pas qu'on y épuise ses énergies. Et mon constat, depuis plus de cinquante ans, c'est que tous ceux et celles qui sont pressés en la matière, n'aboutissent jamais à rien, parce que, là comme ailleurs, "quand on est pressé, il faut prendre son temps", c'est à dire ne pas essayer de rogner sur le temps nécessaire pour accomplir quelque chose. Chaque fois qu'au contraire, on fait ça, on se retrouve avec un travail bâclé qu'il faudra reprendre, voire refaire au complet, avec l'inévitable perte de temps que cela comprend.

On pourrait donc croire qu'il n'y a rien à faire, et qu'il faut se contenter de s'asseoir et de regarder plus ou moins sereinement le véhicule dans lequel on voyage plonger dans un profond ravin. Mais non.

Maître Nishijima aimait beaucoup une phrase de Dôgen, dans le Shôbôgenzô, où il parle de 赤心片片 (sekishin henpen), ce qui signifie la sincérité instant par instant. L'exercice de la sincérité à l'instant présent, (donc CHAQUE instant, l'un après l'autre) n'est rien de facile. C'est un exercice qui commande qu'on écoute ce que les autres ont à dire, même lorsque c'est irritant, même lorsque c'est manifestement faux. En écoutant, on s'ouvre à l'autre, et ce faisant, on l'oblige à en faire autant, même si ce n'est que de façon infinitésimale. Mais surtout, cela permet de confronter nos idées aux autres, à leur capacité de les écouter, de les étudier, voire de les mettre en pratique. Leurs critiques sont toujours utiles, parce qu'elles nous aident à raffiner notre propos. Même lorsqu'elles sont entièrement infondées, elles nous permettent de voir quels obstacles mentaux nos idées rencontreront. Et surtout, elles nous aident à abandonner les idées, ou les segments d'idées, que nous avons et qui ne sont pas praticables.

Mais ne vous étonnez pas de me voir m'enflammer, parfois, parce que j'ai l'indignation facile et que, même si j'ai un peu appris à mettre la pédale douce, je reste volatile lorsqu'il s'agit du bien public.