mardi 17 décembre 2019

Les pièges de la voie: la soif de pouvoir

A la suite de l'article de Brad Warner, je voudrais disserter un peu sur un autre des pièges de la Voie que j'ai souvent rencontré, à commencer évidemment par moi-même.

Lorsqu'on a dû faire la plonge, des déménagements, les vendanges, des ménages, conduire des camions à livrer de la viande, et autres, la tentation est forte de vouloir s'affirmer au plan social. Je l'ai souvent dit, il y a deux catégories de personnes, celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Pour les premières, ça se voit, leur insécurité est patente, voire revendiquée. Mais les autres jouent d'une gamme assez invraisemblable d'artifices pour la cacher, et paraissent souvent derrière une façade soit somptueuse de palais des mille et une nuits, soit celle d'une forteresse redoutable. Ce fut longtemps mon cas. Et, bien évidemment, lorsque je me suis engagé dans la Voie bouddhique, que j'ai commencé à observer à quel point mes expériences personnelles pourraient être utiles aux autres (dit sans prétention), j'ai lorgné sur le prestige d'un titre. J'ai vraiment souhaité rencontré un maître qui me donnerait l'approbation qui me conférerait le prestige pour qu'on m'écoute.

J'ai une certaine chance. La vaste érudition que je me trimballe depuis tout jeune, mon contact très précoce avec les textes de la littérature bouddhique, et toute une gamme d'expériences personnelles, plus ma naturelle tendance à l'isolement m'ont été utiles. Et lorsque, par surprise, Nishijima rôshi m'a annoncé qu'il voulait me donner cette transmission, j'ai eu effectivement un sursaut d'orgueil, dont je pourrai dire qu'il n'a guère duré. Car, de même que ma maîtrise d'histoire ne veut rien dire dans le monde du travail (y-compris l'Education Nationale), mon diplôme de maîtrise du zen ne veut rien dire non plus dans le monde du zen (ou du moins bien peu de chose). En fait, très rapidement, j'ai ressenti très exactement ce que maître Dôgen raconte lorsqu'il parle de son retour de Chine, avec rien dans les mains, mais la sensation d'un lourd fardeau sur les épaules.
Mais je m'égare.
Cette soif de pouvoir guette tout le monde. Tous les prétextes sont bons pour la justifier. On se dit qu'avec ce pouvoir, on pourra accomplir des choses qui nous sont impossibles ou du moins plus difficiles. Et si les circonstances s'y prêtent, par exemple une institution bien complexe et puissante, ce pouvoir pourrait bien devenir très réel.
Et une cause de chute.
Le pouvoir nous enchaîne autant qu'il nous donne des moyens. Le pouvoir surtout nous corrompt si nous n'y prenons garde. Parce qu'il nous met dans une situation dissymétrique, il est facile d'en abuser. Mais même si on a la force morale, la discipline personnelle et les garde-fous appropriés, il représente alors un danger, non pour nous, mais pour ceux qui nous admirent et nous envient, ainsi que l'a bien observé Brad Warner.
La soif de pouvoir est un obstacle parce que, tant qu'on l'a, il y a des choses en nous que nous ne pourrons pas regarder en face. Dont cette insécurité fondamentale qui est notre lot à tous est causée par un malentendu, qui est à la base de la méthode bouddhique. Elle est causée par l'illusion que nous avons d'être. J'entends évidemment par là, l'idée d'être de façon autonome, indépendante de tout le reste. Alors que notre "être" est en réalité mouvement, changement perpétuel. Une construction permanente qui se bâtit étage par étage avec certains étages qui sont parfois bâtis de bric et de broc.
Lorsqu'on remplace cette attention à l' "être" par une attention au "faire", déjà les choses sont plus simples.
Si on insiste sur l'être, toute critique à notre égard devient une agression à cet "être".
Si on insiste sur le faire, toute critique devient une aide à l'apprentissage permanent qu'est notre vie.

Et la quête du pouvoir nous empêche d'accomplir cette mutation.

Dans le Zen, on utilise souvent une expression, tirée du Sûtra du Coeur, qui est mushotoku et veut dire sans intention, sans objectif. Maître Dôgen dans les quatre vertus du bodhisattva, mentionne d'abord le don gratuit. Cette notion de gratuité est fondamentale. Un des pires obstacles qui attend les personnes qui désirent se muscler, maigrir ou autres choses qui nécessitent un travail à long terme, est la notion d'objectif. Quand on a pris du poids, on ne l'a pas fait du jour au lendemain: cela s'est étalé sur des semaines et des mois. Il paraîtrait logique d'étaler le processus contraire de la même façon. Mais si on va tous les jours se peser sur la balance pour voir s'il y a eu un progrès, on ne verra pas de progrès et c'est décourageant. Les gens qui font de longs voyages en voiture avec les enfants savent aussi de quoi il s'agit. certes, il y a un but, et un itinéraire programmé. Mais les enfants, qui en plus ne peuvent guère profiter du paysage parce que cela ne les intéresse pas et qu'ils ne peuvent le voir, de toute façon, demandent toujours: "Papa, quand est-ce qu'on arrive?" Le voyage leur est particulièrement long et ennuyant.
Se donner un objectif, va. Y penser tout le temps, y revenir tout le temps ne fait que créer de l'insatisfaction. Or en quoi consiste la méthode bouddhique? A mettre fin à l'insatisfaction. On voit donc qu'il y a un schisme.

Il faut laisser tomber les idées de pouvoir.

samedi 14 décembre 2019

Comment de bons enseignants peuvent pourrir

Je vous reproduis ici un article de Brad Warner.


Comment de bons maîtres spirituels deviennent mauvais

Published by Brad on December 13, 2019 | Leave a response

Ce qui suit est fondé sur la transcription d'une vidéo que j'ai faite il y a un moment. Je l'ai beaucoup révisée pour que cela ressemble d'avantage à un texte écrit.

Je veux parler de la façon dont de bons maîtres spirituels se gâtent. C'est un sujet très intéressant pour moi.

Dans le monde de la spiritualité commerciale, il y a des gens qui ne sont réellement que des escrocs. Ils n'ont rien à offrir. Ils n'ont pas la moindre pénétration sur rien. Ils se sont juste prévalus d'un bon jeu de tchatche et de dons d'acteur pour fourguer de la mauvaise spiritualité. Ce sont des charlatans qui savent très bien que ce qu'ils vendent ne vaut absolument rien. Ces types ne m'intéressent guère.

Il existe un phénomène très différent qui m'intéresse bien davantage. Je vois des gens qui me paraissent avoir, probablement, fait une expérience très profonde qu'on pourrait appeler éveil ou kenshô ou satori ou peu importe ce que leur tradition appelle cette sorte d'expérience. Autrement dit, ils ne sont pas bidon. Parfois, il leur est arrivé quelque chose d'authentique. Peu importe ce que ce quelque chose ait pu être. Mais ils ne l'inventent pas ni ne font semblant. Pour eux, c'était réel.

Et pourtant, ils ont fini par passer d'une personne ayant quelque chose d'authentique et précieux à offrir, à n'être qu'une sorte de pirate commercial qui n'a pas grand chose d'autre à offrir que son propre agrandissement. Et ceux-là finissent souvent par s'écraser en flammes de façon spectaculaire.

Et souvent je me demande, comment cela s'est-il produit?

Je pense avoir une perspective unique sur ce qui a pu se produire. Et cela parce que je me situe à une sorte de bizarre niveau moyen par rapport à ça. J'ai plusieurs livres qui attendent sur des étagères chez Barnes & Noble partout aux USA, qu'on n'achète pas parce qu'ils sont sur les étagères les plus basses et à cause de leurs couvertures bizarres. Bon, il arrive que quelqu'un en achète un. Et comme ça se produit juste assez souvent, j'ai un "nom" dans le business de la spiritualité. Je suis juste assez connu pour pouvoir faire de ça mon principal travail. Je n'ai pas à travailler pour Manpower comme je l'ai fait un temps. Quand j'ai perdu mon job chez Tsuburaya Productions en 2009, j'ai pu continuer cette carrière d'auteur de livres bouddhistes et je m'en suis tiré.

Je crois que ce qui serait naturel pour la plupart des gens dans ma situation serait de porter ça au niveau supérieur. On m'incite toujours à le faire. il y en a qui ont un intérêt réel à ce que je le fasse. La plupart sont de bonnes personnes, qui croient sincèrement en ma variété bizarre de bouddhisme zen. Elles croient que c'est précieux. Et j'apprécie beaucoup ces personnes.

Je reçois beaucoup de conseils tout le temps sur la façon de "faire croître ma marque." Il y en a qui veulent m'expliquer comment vendre plus de livres, avoir plus de vues sur mes vidéos, être publié dans plus de magazines, passer à la télé, voire être interviewé par Oprah Winfrey! J'écoute toujours, mais je suis rarement ce genre de conseils.

Je suis toujours réticent à passer au "niveau supérieur." D'une manière, j'ai constamment bougé en termes de reconnaissance publique de qui je suis et de ce que je fais. Mais ce progrès a été lent. En plus, je me tends toujours à me mettre en retrait. Parfois, quand j'ai l'impression de devenir trop populaire, je fais des trucs pour ralentir ce progrès. Ceux d'entre vous qui détestent mes positions politiques pourront être intéressés de savoir que je prends parfois délibérément des positions dont je sais qu'elles vont être détestées de ceux qui se prétendent être "dans la spiritualité." Je le fais pour écarter une partie des gens qui pourraient vouloir m'essayer parce que je suis la saveur de la semqaine à leur centre zen local ou quelque chose comme ça. C'est terrible pour ma "marque," mais c'est bon pour ma vraie vie.

La raison pour laquelle je ne suis pas très intéressé à grimper à l'échelle du succès de maître spirituel, c'est qu'à chaque fois qu'on passe au niveau supérieur, il faut compter avec une certaine proportion de compromis. Chaque nouveau niveau implique de plus en plus de compromis. Je ne sais pas pourquoi exactement, mais j'ai quelques théories.

Par exemple, imaginons quelqu'un qui commence un peu comme moi. il a une vraie pratique spirituelle qu'il mène en privé depuis longtemps. Il a fait quelques expériences mentales époustouflantes de par elle. Il a eu des pénétrations que pas tout le monde n'a. Il a quelque chose à offrir. Donc, il publie un livre.

Le livre paru, il commence à acquérir de la notoriété. Il passe dans quelques magazines. Lorsqu'il donne une conférence sur son livre, des gens y assistent. Donc il fait ce qui s'ensuit logiquement, ce que font les personnes dans sa situation, il monte un centre où des gens peuvent apprendre auprès de lui.

Mais ce qui se passe, c'est que le centre a des factures à payer. Il faut allumer la lumière et avoir l'eau courante, et tout ça. Et comme le centre a des factures à payer, le type en charge doit trouver moyen de mettre des fesses sur les sièges, d'avoir des gens qui viennent et qui font des dons. Comment mettre des fesses sur les sièges? Eh bien, une des façons, c'est d'amplifier le message un peu pour vous assurer que des gens continuent à venir et à contribuer. C'est aussi une bonne chose que de commencer à jouer le rôle, avec le costume. Les gens s'ont des attentes par rapport à ce dont une personne douée au plan spirituel doit ressembler et parler. Lorsqu'on fait ça, il y a plus de personnes qui contribuent davantage de sous.

Comme ces personnes continuent à contribuer, le centre prend de l'importance. Comme il prend de l'importance, le type en charge a davantage de responsabilités. Bientôt, il y en a d'autres que lui à salarier, parce que c'est trop pour une seule personne à gérer. Donc, ce n'est plus que le type qui a écrit le livre qui doit être payé, mais aussi toutes ces personnes qui travaillent pour le type qui a écrit le livre. Et avant peu, le centre et les opérations qui l'entourent ont encore pris de l'importance. Maintenant on a des gens qui travaillent pour les gens qui travaillent pour le type qui a écrit le livre, et il faut les payer aussi.

Si ça continue, notre type qui a eu une expérience spirituelle authentique et a écrit un joli livre dessus finit avec une espèce de monstre qu'il faut continuer à nourrir. Et la question du comment le nourrir devient la préoccupation numéro un de sa vie. Il n'a plus le temps d'être spirituel. Qui a le temps pour ça? Quelles qu'aient été les pénétrations qui l'ont amené là, elles n'ont plus d'importance. Mais il faut qu'il continue à faire semblant d'être le même qu'il y a dix ans quand il avait écrit ce livre, ou il y a vingt ans quand il avait eu la pénétration spirituelle sur laquelle il l'a écrit. Mais il n'est plus du tout ce type. Il n'est ni un humble moine ou un chercheur spirituel qui tente de se connecter avec quelque chose de plus grand qu'il y a en nous tous. Il est devenu un PDG.

Donc, même en étant parti avec les meilleures intentions d'apporter au monde ce truc spirituel qu'il a découvert, il a fini avec ce monstre qu'il lui faut entretenir et un tas de bouches affamées à nourrir. Entretenir le monstre a pris le dessus dans sa vie, et il ne peut plus rien faire d'autre.
Il y a peu, j'ai lu un livre intitulé Infinite Tuesday par Michael Nesmith. Michael Nesmith fut l'un des Monkees — un group pop des années '60 créé exprès pour la télé et qui, pendant un temps, a vraiment eu de l'importance. Un jour avant, ils n'étaient que des gamins normaux dans la jeune vingtaine, qui passaient une audition pour ce spectacle télé, et en un mois, ils étaient devenus des superstars. Nesmith est désormais dans la septantaine et le livre raconte sa vie, et comment tout ce truc s'est passé pour lui. Une des choses intéressantes qu'il en dit est ce qu'il appelle la "psychose de la célébrité." C'est ce qui s'est passé quand il a commencé à être célèbre en tant que l'un des Monkees. Il n'avait alors que 24 ans.

Il y dit qu'on se rend compte, lorsqu'on est dans cette position, qu'on a d'un coup beaucoup de pouvoir qu'on n'avait pas auparavant. Il ajoute que c'est assez intéressant de voir ce qu'on peut faire avec ce pouvoir. Mais qu'on ne comprend pas vraiment où ça mène. Et que lorsqu'on est dans cette position, on est l'objet de beaucoup d'adulation.

Ça m'arrive tout le temps. Pas au degré vécu par Michael Nesmith, mais cela arrive aux célébrités spirituelles autant qu'aux pop stars. Et la montée vers la gloire peut se révéler tout aussi soudaine et déstabilisante. A chaque jour j'ouvre mon courriel et je me fais louanger. Cela pourrait sembler sympa. Et ce l'est d'une certaine manière, mais c'est aussi très bizarre. J'ai l'impression de ne pas savoir de qui ils font l'éloge. Ils ne louangent pas le mec qui est assis là à lire ses courriels. Je me sens déconnecté de ce type. c'est pas moi. Je ne m'identifie pas avec lui. C'est de quelqu'un d'autre qu'ils parlent.

Mais on peut s'y faire. Il y de vraiment bonnes personnes qui s'y font et se mettent à s'identifier à cette personne dont ils lisent les louanges. Elles se disent que c'est leur truc et qu'elles sont dignes de cette adulation. Si ça vous arrive, vous vous mettrez inévitablement à commettre de sérieuses erreurs dans vos rapports sociaux. J'ai fait quelques erreurs dans mes rapports sociaux, ça, c'est sûr! Je pense que je m'en suis tiré, mais de justesse.

Lorsque je vois certains des scandales qui ont surgi dans le monde des célébrités spirituelles, je peux parfaitement comprendre comment ils sont arrivés. mes vices ne sont peut-être pas les mêmes que ceux dans lesquels vous avez vu certaines de ces personnes se vautrer, mais j'ai vu à quel point il est facile d'être tenté de prendre ce qui est librement offert par toutes ces personnes qui vous aiment tant. Plus on se laisse prendre à cette adulation, plus on commet d'erreurs. Et ces erreurs ne vont aller qu'en empirant si on les laisse faire.

Une autre des choses intéressantes qui arrivent, je pense, c'est qu'on se rend toujours compte qu'on part de travers. Mais ce n'est pas tout le monde qui peut l'admettre, même à soi-même. Et ces personnes pensent très souvent que trop de gens dépendent d'eux pour qu'ils puissent partir, même quand ils voient que partir serait la meilleure chose à faire. Ma théorie préférée veut que, lorsque cela en arrive là, ils sont nombreux à tenter de se saboter eux-mêmes. Ils tentent de se suicider en quelque sorte, ou du moins d'assassiner cette caricature d'eux mêmes en laquelle croient leurs admirateurs .

C'est parce que c'est un tel fardeau, de maintenir cette image de sainteté, alors qu'ils savent bien qu'elle est fausse. L'image de sainteté n'est pas juste fausse pour eux, en passant. Personne n'est en mesure d'être à la hauteur de l'image que certaines célébrités spirituelles cultivent pour elles-mêmes, ou qu'on a projetée sur eux, ce n'est pas possible. Donc, elles tentent de la saboter, par exemple en ayant une aventure avec une étudiante ou avec plusieurs, ou en repoussant les limites d'une autre manière. Le sexe est habituellement en cause, car c'est la chose qui paraît réussir à tout coup lorsqu'on veut que les gens cessent de croire que tu es un saint.

Je ne crois pas que cela se produise consciemment, dans la plupart des cas. Mais, quelque part derrière leur tête, les gens qui sont dans cette situation bizarre d'être une célébrité spirituelle savent que faire ce genre de choses est assuré de détruire leur carrière. Et c'est ce qu'ils veulent en secret. Ils veulent en finir. Et leur seule façon de se libérer de cette image de sainteté, c'est de la détruire.
C'est pas terrible comme stratégie. Quand ça se produit, bien des personnes en sont blessées. Mais je pense vraiment que, lorsque les choses s'emballent, pour certaines personnes, c'est la seule façon.

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lundi 18 novembre 2019

Ego et égoïsme

C'est une vieille rengaine des groupes bouddhistes (donc pas exclusivement zen) de tenter de faire taire les autres en leur objectant leur "ego".

Je pense qu'on a tort d'utiliser une terminologie freudienne dans le Zen. Le mot "ego" finit par être servi à toutes les sauces sans que jamais personne ne s'inquiète de ce que cela recouvre. C'est-à-dire l'orgueil, l'arrogance, la prétention et l'égoïsme et surtout, l'insécurité, pour les côtés négatifs, et la personnalité et l'affirmation de soi pour le côté positif.
Là je vois tout de suite les froncements de sourcil par rapport à "l'affirmation de soi" aspect positif. Mais il est intéressant de lire dans le Dhammapada, un très ancien recueil de dits du Bouddha, qui dit, au chapitre sur le Moi: "Si l'on sait que le Moi est cher [à soi-même], l'on doit bien protéger le Moi. Pendant chacune des trois veilles, le sage doit rester vigilant."
En fait, le paradoxe, c'est que seules les personnes qui ont une personnalité bien construite sont en mesure d'admettre que leur Moi n'est pas autonome, capable de vivre et d'exister en isolation par rapport au reste de l'Univers.
Je dis souvent de façon un peu provoc qu'il y a deux sortes de personnes: celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Chez ces dernières, c'est clair et manifeste, elles-mêmes le disent et ne le savent que trop. Pour les premières, c'est moins visible. Elles le cachent derrière les façades somptueuses de palais imposants, ou derrière les murailles abruptes et rébarbatives de forteresses en apparence imprenables. Avec toujours la crainte que les autres voient ce qui se cachent derrière: leur profonde insécurité.
Un maître français (Kengan Robert) faisait un jour observer qu'il est inutile d'avoir confiance en soi. Ce qu'il faut, c'est avoir confiance en ce qu'on fait!
En fait, c'est cette insécurité qui pousse les personnes à sur-réagir lorsqu'on leur fait une critique ou qu'on leur demande un effort pour quelque chose dont ils croient que cela ne les concerne pas. Lorsqu'on oriente plutôt sa confiance vers le "faire" plutôt que sur "l'être," les choses deviennent tout de suite plus simples. Une critique n'est plus une attaque contre cette chose branlante et bancale qu'est la construction de notre "être," nous donnant ainsi l'impression que la moindre atteinte à l'un des morceaux du bric-à-brac que nous sommes risquerait de faire tout s'écrouler, mais juste la possibilité d'améliorer notre "faire", ce que nous faisons, donc, et de le faire mieux et à moindre frais.
Il y a un dicton du Sud-Ouest qui dit qu' "on ne peut pas chier partout et se plaindre de marcher dans la merde". C'est une illustration un peu crue de la loi de causalité. Si nous voulons vivre dans un environnement agréable, il nous faut le créer. El les manifestations de l'orgueil, de l'arrogance, de la prétention et de l'égoïsme ne peuvent pas nous créer un environnement agréable, parce qu'elles suscitent chez les autres la même chose.
Evidemment, c'est cette insécurité qui est à l'origine de notre inconfort, et pour cela, elle mérite bien qu'on l'étudie. Dôgen dit bien, "Apprendre la vérité du Bouddhisme, c'est s'apprendre soi-même. S'apprendre soi-même, c'est s'oublier soi-même. S'oublier soi-même, c'est être expérimenté par les 10 000 dharmas. Etre expérimenté par les 10 000 dharmas, c'est laisser tomber son propre corps-et-esprit et le corps-et-esprit du monde extérieur." *
La pratique comporte donc effectivement un travail psychologique sur soi-même. Alors, pourquoi bannir l'usage du mot ego? D'abord à cause de l'observation: trop de personnes s'en servent pour faire taire les autres. C'est toujours l'ego de l'autre qui pose problème. Le mot devient alors un outil de pouvoir. Et il me semble qu'utiliser un mot un peu ésotérique (peu de gens se rendent compte qu'il s'agit, à la base, du mot latin pour "je") permet bien plus facilement d'évacuer la réalité à laquelle il se réfère. Il vaut donc mieux utiliser directement les mots orgueil, prétention, arrogance ou égoïsme.
En gros, on pourrait dire que ego (je) est une sorte de fiction grammaticale, qui sert à indiquer, dans le récit, qui parle. Il n'existe que parce qu'existent aussi tu, il, elle, et leurs valeurs plurielles.
Notre insécurité vient, elle d'un malentendu. Nous avons tous en nous, à des degrés divers, une sensation de manque qui nous angoisse. Je pense que cette sensation de manque est une erreur d'appréciation.
C'est Kurt Gödel qui avait formulé le théorème qui porte son nom et qui dit:
„Jedes hinreichend mächtige, rekursiv aufzählbare formale System ist entweder widersprüchlich oder unvollständig.“
Autrement dit, "Tout système formel suffisamment puissant et récursivement énumérable est contradictoire ou incomplet." Ce qui veut dire qu'il est capable de formuler des propositions indécidables.
Ce théorème est dit "d'incomplétude" parce qu'il (pour simplifier) dit qu'un système sans manque est un système qui ne peut pas fonctionner ou de façon très limitée. C'est comme dans le jeu de taquet, où il y a une case qui manque et qui permet de bouger les autres. Si le système était complet, on ne pourrait rien bouger.
Le manque, le vide, l'espace est ce qui nous permet d'agir, de bouger, de vivre. Il nous faut donc apprendre à le voir de cette manière, parce que tant que nous le verrons comme un manque, qu'il faudrait remplir, nous allons nous fourvoyer.
La langue est un système formel, et elle rend possible de formuler des propositions indécidables.
La vie est un système formel et elle rend possible de formuler des propositions indécidables.

Ce qu'a enseigné le Bouddha, c'est que le désir humain de compter sur une nature de soi permanente et inhérente (ne pas mourir ni disparaître à jamais après la mort) était, en fin de compte, futile et insatisfaisant.
Autrement dit, dans cette pratique, le non-soi, c'est se retenir de s'identifieraux choses qu'on croit faire partie de soi, ou lui appartenant. On admet donc que ces choses ne sont pas soi, ce qui nous permet enfin de nous soulager de nos obsessions, de nos insatisfaction et de notre souffrance.

mardi 12 novembre 2019

Catholicisme 'zombie'

Un des pièges les plus sournois qui nous guettent est le "catholicisme zombie" tel que formulé par Emmanuel Todd.
Les gens, même non-pratiquants, voire non-baptisés [il y a, pour les protestants, les juifs et les musulmans, des différences, mais la problématique reste grosso-modo la même] continuent à être inconsciemment influencés par les aspects culturels d'une religion dont ils ne se réclament pas/plus. Et ce, par un détail en particulier, qui est l'exclusivisme: "Hors de l'Eglise, point de salut!"
Le monothéisme, en effet, entraîne automatiquement l'intolérance, car, s'il n'y a qu'un dieu, il ne peut (!) y avoir qu'une seule manière de lui rendre hommage, évidemment!
Ceci peut paraître caricatural, mais les dégâts sont bien réels. C'est pourquoi il est si important pour les pratiquants de la Voie de se pencher sur leurs origines culturelles, de les regarder bien en face, et de faire la paix avec elles, en en faisant l'inventaire, pour voir ce qui doit être gardé, et ce qui doit être rejeté. Sans cette démarche, on en arrive facilement à des absurdités comme celle que je vais vous raconter.

Un maître zen, descendant de Kôdô Sawaki à la cinquième génération (et une vraie transmission, de personne vivante à personne vivante, pas un truc fantasmé!) s'installe dans une ville où existe déjà un dojo zen affilié à une grande association. Le dirigeant de ce dojo rencontre un jour un maître dans une autre tradition (plutôt hindouïste) avec lequel la communication intime de coeur à coeur se fait, et il décide d'abandonner le Zen. Son départ déclenche automatiquement la course à l'échalotte et le complexe d'Iznogoud s'en donne à coeur-joie. A la suite de ces dissensions, certains membres décident d'aller voir chez l'autre lignée zen, tout naturellement.
Et, comme dans toutes les lignées zen [au Japon, chaque temple a ses idiosyncrasies qui font que les conventions et cérémonies sont souvent un peu différentes de l'un à l'autre], il y a des façons de faire qui diffèrent. Il n'existe pas un modèle pré-établi et immuable comme dans l'Eglise Catholique.
C'est ainsi que certains de ces transfuges ont pu avoir l'arrogance de dire à ce maître que "Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire!"

Une telle attitude est totalement antinomique de la Voie. Pour moi elle est assez inacceptable car elle démontre un manque de respect terrible. Et lorsqu'on parle de 初心 [shoshin] "l'Esprit du débutant", ce n'est pas une vaine expression. L'esprit du débutant, c'est celui de quelqu'un qui est totalement déstabilisé par un nouvel environnement, qui cherche avidement à en acquérir les codes et à y fonctionner efficacement. Cette déstabilisation est essentielle pour ouvrir les yeux, tant nous avons tendance à ne jamais voir ce que nous ne nous attendons pas à voir. Un débutant, lui, sait qu'il doit apprendre à "voir" et cela aiguise sa curiosité.
Mais trop de personnes recherchent avant tout une stabilité de leur environnement, avant même de l'avoir développée en eux. L'esprit du débutant, c'est arriver en terrain inconnu, et devoir s'adapter, parfois très vite. Si le débutant voit quelque chose qui cloche, il le signale plus volontiers, mais trop souvent se fait aussitôt rabattre le caquet avec des "C'est la tradition" ou autres sottises, et c'est ainsi qu'il perd rapidement son "esprit du débutant".

Le catholicisme est, de façon sociologique, une doctrine autoritaire, où l'on doit croire sans poser de questions, et obéir sans objections. Si l'on a trop intégré ce fonctionnement, on risque de le reproduire inconsciemment, même dans un contexte qui est, nominalement non-autoritaire et où l'on DOIT se poser des questions. Le catholicisme n'est évidemment pas que ça, et, à titre personnel, je l'ai trop longtemps idiotement haï, parce que je n'en voyais que les effets pervers, que je ne connaissais que trop. Divers événements, rencontres et contacts m'ont amené à le regarder avec plus de sérénité. Et c'est ainsi que, progressivement, j'ai pris conscience qu'un rejet trop brutal, trop excessif était mauvais et contre-productif. Par exemple, le fait que le Christianisme ait réussi, tout au long du Moyen-Age, à supprimer l'esclavage, qui a fait son retour avec la réhabilitation de l'Antiquité païenne. Le fait qu'à l'impulsion de Bernard de Clervaux (fondateur de l'ordre cistercien), le statut de la femme ait été dans nos pays européens élevé de façon considérable, la femme ayant, jusqu'à la Révolution, des droits sociaux et civils presque égaux à celles d'aujourd'hui [rayés d'un trait de plume par Napoléon dans le code civil]. Il y a plein de détails qu'un historien impartial doit voir, avant de condamner quoi que ce soit, même si des choses condamnables, on peut en trouver sans peine. Mais savoir voir ces aspects positifs permet d'acquérir une certaine tranquillité et de comprendre pourquoi les aspects négatifs justifient tout à fait leur abandon.
Mais cet abandon est absolument nécessaire. Car permettre à ces aspects négatifs de survivre de façon subreptice dans l'apprentissage de la Voie, c'est s'exposer à ce qu'on peut trop souvent observer: des structures autoritaires, des personnes qui intiment aux autres d'obéir sans réfléchir, et qui tentent d'empêcher les autres de s'interroger sur des choses qui leur paraissent ne pas aller. C'est laisser l'ivresse du pouvoir s'emparer des esprits et négliger tout l'aspect de responsabilité qui va avec la liberté que nous sommes censés chercher.
Dans les Quatre Voeux Impossibles, il y a "Innombrables sont les Portes du Dharma, [mais] je fais voeu de les étudier toutes". Cela veut bien dire ce que cela veut dire. Acceptons qu'il y ait d'autres Portes du Dharma que la nôtre, y-compris à l'intérieur même de notre école Sôtô, et cessons d'aspirer à une uniformité qui serait de toute façon contre-productive.

vendredi 1 novembre 2019

Vouloir le bonheur des salopards

Quelqu'un m'écrit :

> "Comme personne ne désire la moindre souffrance et n'a jamais assez de bonheur, il n y a pas de différence entre moi et les autres :
> alors, accordez moi de me réjouir du bonheur d autrui."
> du plaisir des " salopards et de la souffrance de leurs victimes. ??????
> Ici je ne peux accepter, c la 1ère fois que je suis en 'opposition' à la méthode.......


Ce serait admettre que le "plaisir des salopards et de la souffrance de leurs victimes." serait une réalité. Je crois fondamentalement en la loi des causes et des conséquences, dite "loi du karma".

Les salopards qui font souffrir leurs victimes, je les classe parmi la catégorie des "démons" [cf. Les "Six Catégories d'être": les dieux qui vivent une vie d'abondance matérielle (par ex.: Johnny), les titans qui sont assoiffés de pouvoir (par ex.: Sarkozy), les humains, les animaux qui ne pensent qu'à satisfaire leurs besoins biologiques, les démons qui ne peuvent admettre que les autres ne souffrent pas autant qu'eux (par ex.: les pervers narcissiques), les fantômes affamés qui baignent dans un lac d'abondance mais qui ne peuvent en profiter (par ex.: les hommes d'affaires)]. Le plaisir des démons à faire souffrir les autres en est un qui est bien amer. Je pense qu'il relève de la pathologie. Pour ma part, lorsque je parle de bienveillance envers les salopards, je ne parle pas de bienveillance envers leurs méfaits, mais envers l'être humain qui sommeille en eux et qui, s'il se réveillait, non seulement leur apporterait un soulagement à leur souffrance et un "meilleur-être", mais nous libérerait aussi de leur sottise.

Lorsque je vois un connard fini comme ce musicien de mes connaissances qui, en bon pervers narcissique, a tout fait pour rendre son ex-compagne folle, mais dont je sais par incidence que personne ne veut plus travailler avec lui, et qui sait si bien faire une bonne figure à la Iago pour pouvoir, mine de rien, détruire Othello, je sais aussi qu'il va se retrouver bien seul avec le temps. Je n'ai pas de temps à perdre avec des gens comme lui, mais je ne puis que souhaiter qu'un miracle se produise (ce n'est jamais tout à fait impossible) et qu'il puisse voir où le mène sa perversion. Il est probable qu'il mourra avec, mais on ne sait jamais, il y a eu des cas où une telle personne a eu une épiphanie et a décidé de se prendre en mains pour changer cela.

Ces gens font le mal parce qu'ils s'imaginent pouvoir s'en tirer. D'ailleurs, tous les malfaiteurs ont cette attitude mentale. Et, évidemment, la plupart ne font pas le mal par plaisir d'emmerder les autres, mais juste parce qu'ils considèrent leur intérêt personnel avant et en dépit de celui des autres. Ils oublient que, comme on dit dans le Sud-Ouest, "si on cague partout, il ne faut pas s'étonner de marcher dans la merde". Et le retour de bâton est toujours inévitable. Evidemment, si on ne se prend le retour de bâton que cinquante ou soixante ans après, on a du mal à faire le lien. Mais ce n'est pas parce qu'on ignore quel il est que ce lien n'existe pas.

Les pervers font le mal autour d'eux comme un chat blessé va te mordre et te griffer si tu cherches à l'aider. Bref, je ne crois pas au bonheur des pervers. Ils éprouvent certes une petite jouissance malsaine à faire souffrir. Peut-on pour autant qualifier cela de "bonheur"? J'ai pour ma part beaucoup creusé le sujet avant de me rendre compte que le bonheur ne peut en aucun cas être assimilé à une éjaculation ou à une ivresse. Je me souviens de cette connaissance qui, originaire du Mans, picolait d'abondance. Je le voyais régulièrement ivre, et je comprenais à ses réflexions que quand il faisait la fête il était heureux, et que la fête, c'était boire, donc boire= heureux, au point qu'un jour sa compagne et mère de sa fille ait fini par le jeter. Fort heureusement pour lui, cela lui fit un choc qui l'amena à s'amender. Sans naturellement que cela répare sa relation avec elle.

En fait le bonheur est une collection de moments, une capacité à éviter les oscillations excessives de l'euphorie et de la dépression, une capacité à goûter l'amertume de l'existence. Le problème c'est qu'on le voie en opposé symétrique du malheur qui, lorsqu'il surgit peut être assez total, infernal et, semble-t-il sur le coup, éternel. Quand on est en enfer, c'est toujours pour l'éternité, même si cela ne dure qu'une journée. Il n'y a pas de Youkali.

Vouloir du bien aux cons, c'est juste espérer qu'ils le deviennent un peu moins. Vouloir le bien des salopards, c'est juste espérer qu'ils le deviennent un peu moins.

C'est presque au bout du monde
Ma barque vagabonde
Errante au gré de l'onde
M'y conduisit un jour
L'île est toute petite
Mais la fée qui l'habite
Gentiment nous invite
A en faire le tour

Youkali, c'est le pays de nos désirs
Youkali, c'est le bonheur, c'est le plaisir
Youkali, c'est la terre où l'on quitte tous les soucis
C'est, dans notre nuit, comme une éclaircie
L'étoile qu'on suit, c'est Youkali
Youkali, c’est le respect de tous les voeux échangés
Youkali, c’est le pays des beaux amours partagés
C’est l’espérance qui est au cœur de tous les humains
La délivrance que nous attendons tous pour demain
Youkali, c’est le pays de nos désirs
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir
Mais c’est un rêve, une folie
Il n’y a pas de Youkali

Et la vie nous entraîne
Lassante, quotidienne
Mais la pauvre âme humaine
Cherchant partout l'oubli
A pour quitter la terre
Su trouver le mystère
Où nos rêves se terrent
En quelque Youkali....

Youkali, c'est le pays de nos désirs
Youkali, c'est le bonheur, c'est le plaisir
Youkali, c'est la terre où l'on quitte tous les soucis
C'est, dans notre nuit, comme une éclaircie
L'étoile qu'on suit, c'est Youkali
Youkali, c’est le respect de tous les voeux échangés
Youkali, c’est le pays des beaux amours partagés
C’est l’espérance qui est au cœur de tous les humains
La délivrance que nous attendons tous pour demain
Youkali, c’est le pays de nos désirs
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir
Mais c’est un rêve, une folie
Il n’y a pas de Youkali

(Paroles de Roger Fernay)

vendredi 25 octobre 2019

Parler en "termes"

Dans le Zen, on aime bien à "parler en termes," comme on dit au Québec. (Prononcer "tarmes").
Ego, mushotoku, ku, etc.

Je trouve que l'usage de ces termes techniques peut parfois entraîner des équivoques, et ce pour plusieurs raisons.
La première est que le Zen vient se plaquer (en France) sur un contexte de "catholicisme zombie" pour reprendre l'expression d'Emmanuel Todd. Il entend par là des gens qui ne pratiquent plus, ou ne l'ont jamais fait, voire même ne sont même pas catholiques de religion. Mais le catholicisme est au coeur de la civilisation française, même et surtout dans les luttes pour se libérer de son emprise. Il ne peut pas ne pas avoir une influence sur nos vies.
Deshimaru et Nishijima ont toujours dit que pratiquer zazen se suffisait à soi-même, et je pense qu'ainsi ils commettaient une erreur. Dans leur cas, ils étaient japonais, donc imprégnés de culture bouddhique, et il était logique que la pratique de zazen fasse remonter à la surface, à leur insu, les éléments de philosophie bouddhique dont ils étaient déjà imprégnés.
Si l'on fait faire la même chose à des Français, il est logique que ce qui remontera à la surface à leur insu, ce sont les éléments philosophiques dont ils ont été imprégnés culturellement. Il me semble donc que, pour pouvoir passer à autre chose, il faille déjà faire les comptes, et la paix, avec ces données culturelles "zombies" sinon, elles vont nous reprendre sans que nous en ayons conscience.

Et certains de ces éléments sont encore plus larges que le catholicisme. Essentiellement, les trois principales religions françaises sont monothéistes, ce qui entend la notion de l'exclusivité. On ne peut pas être "un peu" juif et "un peu" catholique, ni catholique et protestant, pas plus qu'aucun autre de ces mélanges. La caractéristique de l'exclusivité se résume bien dans l'expression catholique "Hors de l'Eglise, point de salut." Car ces religions se basent sur la foi aveugle, la foi qui intègre même l'absurdité (le credo quia absurdum d'Augustin d'Hippone) et qui requiert donc de ne jamais se poser de questions.
Or introduire ce genre d'attitudes de façon subreptice dans le Bouddhisme qui lui, requiert de se poser des questions et d'agir pour en trouver les réponses revient à en pervertir d'emblée le fonctionnement. Ce d'autant que les valeurs inconscientes qui sont le plus souvent ainsi passées ne sont pas nécessairement les meilleures: j'ai mentionné l'exclusivisme (et son corollaire, l'intolérance), mais il y a aussi l'obsession sexuelle, l'autoritarisme, et surtout l'instinct grégaire.
Mon observation étant que, si l'on veut éviter cela, il faut faire les comptes avec son passé. J'ai été très tôt rebelle à l'autoritarisme et cela n'a pas peu contribué à ma désaffection pour le catholicisme d'abord, le christianisme dans son ensemble ensuite, et les religions monothéistes dans la foulée. Pendant longtemps j'ai voulu croire que ces systèmes n'avaient que du mauvais, et je me suis donc comporté comme un anticlérical forcené. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que tout n'est pas blanc ou noir, là comme ailleurs, et qu'il fallait, en toute honnêteté faire aussi un bilan de ce que cela nous a apporté de bien. Et c'est cet exercice qui m'en a libéré. Lorsqu'on sait les choses, lorsqu'on connaît la source de tel ou tel réflexe qui nous vient en automatique, il est bien plus facile de soit l'abandonner s'il le mérite, soit de le réformer s'il a des aspects positifs, soit de l'intégrer s'il est positif dans son ensemble.
Par exemple, j'ai bien dû observer la part déterminante dans l'élévation du statut de la femme jouée par Bernard de Clairvaux, au XII° siècle. Même si ce statut a connu une régression importante et catastrophique avec la Révolution Française et la Grande Dictature Militaire, de 1799 à 1815, et qu'elles n'ont retrouvé tous leurs droits qu'en 1973, il est important de reconnaître cette avancée au catholicisme. De même l'Inquisition, qui a si mauvaise presse (et l'a sans doute mérité, à force) était au départ une énorme avancée sociale, remplaçant la torture des suspects par une enquête (d'où le nom). Je ne donne que ces deux exemples, ce n'est pas vraiment mon sujet.

C'est pourquoi je voudrais examiner certains termes et expressions courantes dans le Zen (et parfois dans toutes les branches du bouddhisme, dans l'espoir d'entraîner une révision et une prise de conscience sur le sens profond de ces termes. Une phrase d'Albert Camus (souvent un peu déformée), publiée en 1944 dans Poésie '44, Sur une philosophie de l'expression, dit que "mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur du monde." Et le Sûtra du Lanka, que Bodhidharma est réputé avoir transmis à son disciple Eka, dit clairement que "les mots ne sont que des symboles qui peuvent, et ne peuvent pas, exprimer clairement et pleinement le sens voulu; et de plus, on peut les comprendre de façon très différente de ce qu'entendait dire qui les a prononcés. Les mots ne sont ni différents, ni non-différents du sens et ce dernier se trouve dans la même relation par rapport à eux."

Nous examinerons donc, dans les numéros suivants ces mots et expressions, en espérant clarifier les concepts et l'usage qu'on doit en faire.

dimanche 13 octobre 2019

De la compassion

Argument: dans l'égalité de la Vacuité, bien et mal son égaux.

Alors? Et le bien?
En fait, la compassion n'est pas dualiste. Le problème du dualisme, du bien et du mal, est insoluble.
La compassion ne se préoccupe pas du bien, dans l'absolu, mais d'harmonie cosmique.

Là, je sens que, pour plein de lecteurs, je viens de basculer dans le gnangnan niouédge. Mais en fait, cette expression "harmonie cosmique", aussi ridicule qu'elle puisse paraître, ne fait que résumer le fait que lorsque le monde tourne rond, le "mal" est absent. Le mal, après tout, n'est que la sottise en action, le résultat d'une croyance erronée qu'on puisse faire une saloperie et ne jamais la payer. Mais c'est là tout un sujet de discussion en soi.
Dans "Zen and the Art of Motorcycle Maintenance", Pirsig fait remonter au problème de la Vérité chez Socrate. Socrate (d'après Platon) cherche "la Vérité" et mène ses interrogatoires en fonction de cette quête. Le problème étant que ses adversaires parlent d'autre chose, l'aretê, terme que Pirsig dans son texte traduit par "Qualité".
En gros, ce que les sophistes enseignent, c'est ce que nous appellerions, "pouvoir se regarder dans une glace". Même si le résultat nous met dans une situation difficile, pouvoir se regarder dans une glace est primordial. Parce que la "vérité"... Dans les faits, la vérité, la réalité, est si complexe qu'il est pratiquement impossible de l'exprimer en mots. Parfois, la seule approximation qui soit à notre disposition est la poésie, parce que l'évocation fait appel à plus qu'aux seuls concepts intellectuels dont notre mental est capable. C'est aussi pourquoi cette quête de la "vérité" est nécessairement dualiste, oscillant entre le conceptuel et le matériel.

Lorsqu'on veut séparer le bien du mal, on a toujours recours à des distinctions faites à la hache. Dans une situation dualiste, on n'a guère le choix. "Tu es avec moi ou contre moi;""On ne peut pas être neutre." Et autres alternatives idiotes du même genre. Tout dualisme extrême ne nous laisse qu'une seule alternative. Il y a blanc ou il y a noir, il ne peut pas y avoir de nuances de gris.
C'est pourquoi il faut retirer aux notions de bien et de mal leur valeur absolue.
Si l'on se fixe comme règle de ne jamais faire le mal (ou, ce qui revient au même, à toujours faire le bien), on s'expose à des dilemmes du genre à ne pas tuer un assassin sur le point d'égorger une famille (je grossis le trait), ne pas corriger un môme qui casse la vaisselle ou torture un chat, etc.
C'est pourquoi ce qu'on appelle la "compassion", cette capacité de s'identifier à ce dont souffrent les autres, n'est pas une invitation à "souffrir avec eux", du genre se caler devant la télé et se tordre les mains devant les horreurs qu'on nous y montre, et ça s'arrête là. Dans sa capacité d'empathie avec la situation globale, elle permet de voir plus loin et de ne pas se laisser enfermer dans des choix qui n'en sont pas.

Ainsi, la compassion nous fait être bons quand c'est possible, sévère quand il le faut et par là-même, d'être juste, ce qui, en définitive reste le plus important. Il s'agit de se régler en harmonie avec l'ensemble du contexte où nous et les autres nous trouvons, ce qui permet de voir au delà de l'apparence immédiate. Il ne s'agit pas de choisir entre le monde des idées et celui de la matière, ni entre des paires comme le bien et le mal, le sombre et le clair, le noir et le blanc, toutes paires dont chaque élément n'existe et n'est défini que par son opposé. Dans la réalité, dans notre réalité, la matière et les idées, prises isolément, ne nous servent à rien. Elles ne se manifestent que dans l'action, et l'extrême complexité de la réalité nous garantit qu'il sera rare que tout se passe parfaitement et sans erreur. Le noir n'est jamais si noir et le blanc n'est jamais si blanc que nous ne puissions en trouver une nuance encore "plus". Et c'est ce qui fait qu'il puisse arriver que la véritable compassion consiste à ne rien faire.

vendredi 27 septembre 2019

Les dojos zen ne sont pas des églises

Voici la version française d'un article de Brad Warner qui, bien qu'il ne s'applique guère tel quel chez nous, mérite quand même réflexion. Pour ma part, je le trouve instructif.



Les dojos zen ne sont pas des églises
Publié par Brad le 26 septembre 2019
http://hardcorezen.info/zen-dojos-are-not-churches/6543?fbclid=IwAR2YlWWVXCxMCo3FN8yqnL_mY5xFAE-Wvn-PNrm2T6tjX3IdOMetKbFMqMA

En regardant quelques unes des réponses à mon blog précédent, je pense que je commence à voir pourquoi je me trouve si souvent décontenancé par la façon dont certains voient la question de l’accueil et de l’inclusivité dans le Zen.
Dans ce blog précédent, j’ai comparé les centres bouddhistes aux églises. Le Pew Research Poll [Pew Research est un organisme américain d’enquête sur la fréquentation religieuse. NdT] les regroupe, et j’ai donc fait pareil. Mais en fait, je ne crois pas qu’on puisse considérer les centres bouddhistes zen comme des sortes d’églises. 
Ce sont des dojos, pareil que pour les arts martiaux.
Au Japon on entend souvent dire d’un espace où l’on pratique zazen que c’est un « zazen dojo », tout comme un endroit où l’on pratique le karaté est un « karate dojo » et un endroit pour l’aikido un « aikido dojo ». Je pense qu’il vaut mieux voir un centre zen comme un « zazen dojo » (ou « zen dojo » si vous préférez) plutôt que comme une église. Ce qui pourra aider à comprendre pourquoi les problèmes d’inclusivité etc. sont traités différemment dans un dojo zen par rapport aux églises [protestantes américaines, NdT] .
Un dojo de karaté ou d’aikido qui n’admettrait que des gens d’une race particulière ou refuserait d’en admettre certains sur la base de leur préférence sexuelle serait très suspect. Il se peut que de tels endroits existent, mais pour la plupart d’entre nous, c’est inacceptable. Il en va de même dans un dojo zen.
Il serait inacceptable pour un dojo zen de discriminer en fonction de la race, de l’orientation sexuelle, du genre, et d’autres trucs du même genre. Le Buddha acceptait des membres de toutes les castes et exigeait d’eux qu’ils se mélangent — au grand scandale de ses contemporains. Nous devrions suivre son exemple.
A cause de la nature du sport, la plupart des centres d’arts martiaux ont des salles différentes pour les hommes et les femmes. Pas parce qu’ils pensent qu’un sexe est supérieur à l’autre, mais parce qu’ils croient que les méthodes d’entraînement doivent être différentes. Ce qui peut nous aider à comprendre pourquoi les dojos zen ont traditionnellement séparé les sexes. 
Mais il yLes dojos zen ne sont pas des églises
Publié par Brad le 26 septembre 2019
http://hardcorezen.info/zen-dojos-are-not-churches/6543?fbclid=IwAR2YlWWVXCxMCo3FN8yqnL_mY5xFAE-Wvn-PNrm2T6tjX3IdOMetKbFMqMA

En regardant quelques unes des réponses à mon blog précédent, je pense que je commence à voir pourquoi je me trouve si souvent décontenancé par la façon dont certains voient la question de l’accueil et de l’inclusivité dans le Zen.
Dans ce blog précédent, j’ai comparé les centres bouddhistes aux églises. Le Pew Research Poll [Pew Research est un organisme américain d’enquête sur la fréquentation religieuse. NdT] les regroupe, et j’ai donc fait pareil. Mais en fait, je ne crois pas qu’on puisse considérer les centres bouddhistes zen comme des sortes d’églises. 
Ce sont des dojos, pareil que pour les arts martiaux.
Au Japon on entend souvent dire d’un espace où l’on pratique zazen que c’est un « zazen dojo », tout comme un endroit où l’on pratique le karaté est un « karate dojo » et un endroit pour l’aikido un « aikido dojo ». Je pense qu’il vaut mieux voir un centre zen comme un « zazen dojo » (ou « zen dojo » si vous préférez) plutôt que comme une église. Ce qui pourra aider à comprendre pourquoi les problèmes d’inclusivité etc. sont traités différemment dans un dojo zen par rapport aux églises [protestantes américaines, NdT] .
Un dojo de karaté ou d’aikido qui n’admettrait que des gens d’une race particulière ou refuserait d’en admettre certains sur la base de leur préférence sexuelle serait très suspect. Il se peut que de tels endroits existent, mais pour la plupart d’entre nous, c’est inacceptable. Il en va de même dans un dojo zen.
Il serait inacceptable pour un dojo zen de discriminer en fonction de la race, de l’orientation sexuelle, du genre, et d’autres trucs du même genre. Le Buddha acceptait des membres de toutes les castes et exigeait d’eux qu’ils se mélangent — au grand scandale de ses contemporains. Nous devrions suivre son exemple.
A cause de la nature du sport, la plupart des centres d’arts martiaux ont des salles différentes pour les hommes et les femmes. Pas parce qu’ils pensent qu’un sexe est supérieur à l’autre, mais parce qu’ils croient que les méthodes d’entraînement doivent être différentes. Ce qui peut nous aider à comprendre pourquoi les dojos zen ont traditionnellement séparé les sexes. 
Mais il y a des dojos d’arts martiaux où hommes et femmes se mélangent. Et en Occident de nos jours, il est habituel que les dojos zen soient mélangés. Et je pense que c’est une bonne chose.
Le Zen est différent des arts martiaux, de sorte que l’analogie n’est pas parfaite, particulièrement lorsqu’il s’agit de mélanger les sexes. Néanmoins, je crois que c’est une analogie utile et je vais continuer de l’utiliser.
Donc, est-ce qu’un dojo d’arts martiaux devrait être accueillant? Ça dépend de ce que vous appelez “accueillant.” Un dojo de karaté se doit d’être accueillant pour quiconque veut apprendre et pratiquer le karaté — sans égard à la race, et ainsi de suite. Mais il n’est nul besoin qu’un dojo de karaté soit accueillant pour ceux que la pratique du karaté n’intéresse pas — pas plus que pour ceux qui voudraient pratiquer le karaté dans un autre style que celui dans lequel le dojo a établi sa pratique.
Si vous alliez trouver le dirigeant d’un dojo de karaté en vous plaignant qu’il y a trop de coups de poing et de pied, et de cris, et que cela vous fait vous sentir rejeté, il vous dira probablement que vous êtes au mauvais endroit. Ou si vous lui disiez que vous n’aimez pas le style de son enseignement du karaté, il vous dirait probablment de vous chercher un autre enseignant.
Traditionnellement, c’est ainsi que les dojos zen répondent à cette sorte de plaintes. Déjà, pour commencer, un dojo dojo ne devrait laisser entrer personne qui n’ait prouvé qu’ils étaient à la hauteur des défis qui allaient leur être présentés. Il existe une tradition zen appelée tangaryo. Ce qui veut dire, littéralement, « passer la nuit ». En pratique, cela veut souvent dire passer plusieurs nuits dehors devant la porte du dojo zen, exposé aux éléments et au danger de se faire manger par un ours, suppliant qu’on vous laisse entrer (rappelez-vous qu’en japonais, il n’y a pas de vrai pluriel, et que ce n’est donc pas qu’une seule nuit). De nos jours, tangaryo est un peu plus stylisé et pourrait comprendre, par exemple, de faire zazen non-stop pendant cinq ou sept jours.
Une fois qu’on vous a laissé entrer, il y a du travail à faire. On donnait aux nouveaux venus les boulots les moins enviables à titre de mise à l’épreuve, pour voir s’ils pouvaient tenir. Les nouveaux venus étaient au plus bas de l’échelle sociale dans le dojo, et pouvaient donc s’attendre à subir des mauvais traitements de la part du reste des moines. Pas évidemment au point d’en arriver à de la cruauté ou des violences, mais, malheureusement, cela arrivait souvent. Mais il s’agissait encore d’une autre épreuve pour tester la détermination de l’aspirant moine.
C’est quelque chose de familier à qui s’est entraîné dans les arts martiaux. Mais pas à ceux qui entrent dans un dojo zen en espérant que ce soit comme dans une église, où l’on vous accueille avec des sourires, des embrassades et des cookies fraîchement sortis du four [encore une fois, les églises protestantes américaines]. Ce ne l’est pas non plus pour ceux qui s’attendent à ce que cela soit comme dans un magasin, où l’on doit les traiter comme de précieux clients.
Malheureusement, cette expectative d’un dojo zen qui serait comme une église ou un magasin où « le client a toujours raison » tend à devenir la norme aux USA. Et pire encore, ceux qui dirigent des dojos américains commencent à croire qu’il en va de leur devoir de traiter ceux qui entrent chez eux comme de nouveaux membres d’une église ou comme des clients à servir. On entend donc toutes sortes de plaintes disant que nos lieux doivent devenir plus accueillants et inclusifs. Et, malheureusement, nous nous y plions.
Pour redire ce qui l’a été, un dojo zen devrait permettre à qui veut pratiquer la possibilité d’essayer — sans égard à la race, l’orientation sexuelle, le genre (s’il s’agit d’un lieu mixte, comme ils le sont pour la plupart en Occident), et ainsi de suite. C’est bien aussi, quand un dojo zen permet des facilités aux personnes souffrant d’une infirmité. Zazen n’est pas aussi exigeant physiquement que les arts martiaux, et les personnes ayant des limitations physiques peuvent presque toujours trouver un moyen de pratiquer qui leur convienne.
Mais la limite, c’est que le Zen est une pratique et philosophie bien établie ayant des milliers d’années d’histoire qui a déjà passé par plusieurs cultures différentes. Il est donc très important que nous restions fidèles à la pratique telle qu’elle nous a été transmise . 
Ce qui veut dire que l’ambiance dans un dojo zen traditionnel pourrait être perçue comme peu accueillante pour quelqu’un qui s’attend à être traité comme dans une église ou un magasin. Je soupçonne que c’est là l’origine de beaucoup des plaintes qu’on entend chez les Américains qui entrent dans un dojo zen mixte. 
Même nos dojos zen américains les plus traditionnels paraîtraient chaleureux et câlins lorsqu’on les compare à ce qu’il y a en Extrême Orient. Cexu qui, comme moi, ont fait l’expérience des deux types sont souvent étonnés par la différence. Peut-être qu’un peu de ça, ça va. Mais si on se met à se plier de plus en plus aux désirs de confort et de facilité, nous ne sommes pas fidèles à la pratique du Zen. 
Elle n’est pas censée être confortable ni facile. Rien de valable ne l’est jamais. Si ça devient facile et confortable, ce n’est pas la pratique du Zen. C’est comme si vous éliminiez tous les coups de poings et coups de pieds et cris du karaté. Ce qui resterait ne serait plus du karaté. Si vous appelez ça du karaté, vous mentez à ceux qui veulent pratiquer.
Le Zen q déjà montré qu’il s’adaptait aux cultures autres que celle où il a commencé. Mais un de nos problèmes dans son introduction en Amérique, c’est que nous Américains sommes très prompts à vouloir changer les choses. L’esprit d’innovation est fort dans ce pays. Et il nous a bien servis par le passé. 
Le Zen, cependant, est une pratique conservatitrice. Et lente à évoluer. La plupart du temps, il n’y a pas de mouvement. Le changement, comme tout le reste dans le Zen, se produit à une vitesse que nous Américains tendons à trouver frustrante.
J’aimerais suggérer que nous Américains cessions de demander au Zen des changements qui nous arrangent. A la place, nous devrions pratiquer la tradition établie au mieux de nos capacités, telle qu’elle est. Quand, en tant qu’individus, nous aurons pratiqué de façon traditionnelle pendant quelques décennies, alors nous pourrons nous demander si des changements sont nécessaires.
Jusque là, nous devrions nous asseoir et la fermer. a des dojos d’arts martiaux où hommes et femmes se mélangent. Et en Occident de nos jours, il est habituel que les dojos zen soient mélangés. Et je pense que c’est une bonne chose.
Le Zen est différent des arts martiaux, de sorte que l’analogie n’est pas parfaite, particulièrement lorsqu’il s’agit de mélanger les sexes. Néanmoins, je crois que c’est une analogie utile et je vais continuer de l’utiliser.
Donc, est-ce qu’un dojo d’arts martiaux devrait être accueillant? Ça dépend de ce que vous appelez “accueillant.” Un dojo de karaté se doit d’être accueillant pour quiconque veut apprendre et pratiquer le karaté — sans égard à la race, et ainsi de suite. Mais il n’est nul besoin qu’un dojo de karaté soit accueillant pour ceux que la pratique du karaté n’intéresse pas — pas plus que pour ceux qui voudraient pratiquer le karaté dans un autre style que celui dans lequel le dojo a établi sa pratique.
Si vous alliez trouver le dirigeant d’un dojo de karaté en vous plaignant qu’il y a trop de coups de poing et de pied, et de cris, et que cela vous fait vous sentir rejeté, il vous dira probablement que vous êtes au mauvais endroit. Ou si vous lui disiez que vous n’aimez pas le style de son enseignement du karaté, il vous dirait probablment de vous chercher un autre enseignant.
Traditionnellement, c’est ainsi que les dojos zen répondent à cette sorte de plaintes. Déjà, pour commencer, un dojo dojo ne devrait laisser entrer personne qui n’ait prouvé qu’ils étaient à la hauteur des défis qui allaient leur être présentés. Il existe une tradition zen appelée tangaryo. Ce qui veut dire, littéralement, « passer la nuit ». En pratique, cela veut souvent dire passer plusieurs nuits dehors devant la porte du dojo zen, exposé aux éléments et au danger de se faire manger par un ours, suppliant qu’on vous laisse entrer (rappelez-vous qu’en japonais, il n’y a pas de vrai pluriel, et que ce n’est donc pas qu’une seule nuit). De nos jours, tangaryo est un peu plus stylisé et pourrait comprendre, par exemple, de faire zazen non-stop pendant cinq ou sept jours.
Une fois qu’on vous a laissé entrer, il y a du travail à faire. On donnait aux nouveaux venus les boulots les moins enviables à titre de mise à l’épreuve, pour voir s’ils pouvaient tenir. Les nouveaux venus étaient au plus bas de l’échelle sociale dans le dojo, et pouvaient donc s’attendre à subir des mauvais traitements de la part du reste des moines. Pas évidemment au point d’en arriver à de la cruauté ou des violences, mais, malheureusement, cela arrivait souvent. Mais il s’agissait encore d’une autre épreuve pour tester la détermination de l’aspirant moine.
C’est quelque chose de familier à qui s’est entraîné dans les arts martiaux. Mais pas à ceux qui entrent dans un dojo zen en espérant que ce soit comme dans une église, où l’on vous accueille avec des sourires, des embrassades et des cookies fraîchement sortis du four [encore une fois, les églises protestantes américaines]. Ce ne l’est pas non plus pour ceux qui s’attendent à ce que cela soit comme dans un magasin, où l’on doit les traiter comme de précieux clients.
Malheureusement, cette expectative d’un dojo zen qui serait comme une église ou un magasin où « le client a toujours raison » tend à devenir la norme aux USA. Et pire encore, ceux qui dirigent des dojos américains commencent à croire qu’il en va de leur devoir de traiter ceux qui entrent chez eux comme de nouveaux membres d’une église ou comme des clients à servir. On entend donc toutes sortes de plaintes disant que nos lieux doivent devenir plus accueillants et inclusifs. Et, malheureusement, nous nous y plions.
Pour redire ce qui l’a été, un dojo zen devrait permettre à qui veut pratiquer la possibilité d’essayer — sans égard à la race, l’orientation sexuelle, le genre (s’il s’agit d’un lieu mixte, comme ils le sont pour la plupart en Occident), et ainsi de suite. C’est bien aussi, quand un dojo zen permet des facilités aux personnes souffrant d’une infirmité. Zazen n’est pas aussi exigeant physiquement que les arts martiaux, et les personnes ayant des limitations physiques peuvent presque toujours trouver un moyen de pratiquer qui leur convienne.
Mais la limite, c’est que le Zen est une pratique et philosophie bien établie ayant des milliers d’années d’histoire qui a déjà passé par plusieurs cultures différentes. Il est donc très important que nous restions fidèles à la pratique telle qu’elle nous a été transmise . 
Ce qui veut dire que l’ambiance dans un dojo zen traditionnel pourrait être perçue comme peu accueillante pour quelqu’un qui s’attend à être traité comme dans une église ou un magasin. Je soupçonne que c’est là l’origine de beaucoup des plaintes qu’on entend chez les Américains qui entrent dans un dojo zen mixte. 
Même nos dojos zen américains les plus traditionnels paraîtraient chaleureux et câlins lorsqu’on les compare à ce qu’il y a en Extrême Orient. Cexu qui, comme moi, ont fait l’expérience des deux types sont souvent étonnés par la différence. Peut-être qu’un peu de ça, ça va. Mais si on se met à se plier de plus en plus aux désirs de confort et de facilité, nous ne sommes pas fidèles à la pratique du Zen. 
Elle n’est pas censée être confortable ni facile. Rien de valable ne l’est jamais. Si ça devient facile et confortable, ce n’est pas la pratique du Zen. C’est comme si vous éliminiez tous les coups de poings et coups de pieds et cris du karaté. Ce qui resterait ne serait plus du karaté. Si vous appelez ça du karaté, vous mentez à ceux qui veulent pratiquer.
Le Zen q déjà montré qu’il s’adaptait aux cultures autres que celle où il a commencé. Mais un de nos problèmes dans son introduction en Amérique, c’est que nous Américains sommes très prompts à vouloir changer les choses. L’esprit d’innovation est fort dans ce pays. Et il nous a bien servis par le passé. 
Le Zen, cependant, est une pratique conservatitrice. Et lente à évoluer. La plupart du temps, il n’y a pas de mouvement. Le changement, comme tout le reste dans le Zen, se produit à une vitesse que nous Américains tendons à trouver frustrante.
J’aimerais suggérer que nous Américains cessions de demander au Zen des changements qui nous arrangent. A la place, nous devrions pratiquer la tradition établie au mieux de nos capacités, telle qu’elle est. Quand, en tant qu’individus, nous aurons pratiqué de façon traditionnelle pendant quelques décennies, alors nous pourrons nous demander si des changements sont nécessaires.
Jusque là, nous devrions nous asseoir et la fermer.

samedi 21 septembre 2019

Kanjizai Bosatsu

Je viens de voir un vieil (2017!) article sur
Essentially Nothing
où l'auteur, un nommé Lao Bendan explique un petit détail du Sûtra du Coeur.
Je l'ai beaucoup aimé, aussi je vous le fais passer.


Kanjizai

Une des choses que je trouve intéressantes dans le début du Sûtra du Coeur est l'utilisation du nom Kanjizai (顴自在) Bosatsu pour Avalokiteshvara. Au Japon, il semble que partout ailleurs, il/elle est appelé(e) Kannon (観音) Bosatsu à la place.

Les kanjis pour Kannon impliquent un bodhisattva (bosatsu) qui perçoit (観) activement les sons (音) du monde. Quelqu'un qui écoute les cris de détresse et les supplications de tous nous autres, êtres mortels pris dans le samsara et qui appelons à l'aide, et qui fait voeu d'utiliser tous les moyens possibles pour soulager notre détresse et notre souffrance.

Pour moi, cependant, les kanjis pour Kanjizai dessinent une autre image. Certes, on ne pourra jamais enlever le message "celle qui écoute les cris du monde" de tout discours sur Kanjizai Bosatsu, mais en regardant les kanjis, on découvre une autre facette de qui est ce bodhisattva.

Kan (顴) signifie toujours percevoir; plus que juste entendre, signifiant plus largement percevoir avec n'importe lequel des six sens. Ji (自) signifie soi-même; pointer du doigt directement vers son propre coeur (ou nez, au Japon) et remarque que l'on ne parle jamais que de soi-même. Zai, or Sai, par soi-même (在) signifie exister, existence.

Donc, Kanjizai Bosatsu (顴自在菩薩) peut être le bodhisattva qui perçoit directement sa propre existence. Le bodhisattva qui perçoit d'une façon directe, sans obstacle, et inconditionnelle, la façon dont il/elle existe réellement. Comment fait-il/elle cela? Dans la phrase du sûtra qui suit, 行深般若波羅蜜多時 (gyô ji haramita ji), il voit la vérité de l'existence au cours de sa pratique profonde, immergé qu'il est dans la Prajñâ Pâramitâ.

Pour moi, cela altère ma connaissance de Kannon lorsque je lis le Sûtra du Coeur. Il/elle n'est plus une divinité éloignée, inapprochable "quelque part par là-bas" qui voudrait bien m'aider lorsque j'arrive au point d'ébullition et que je hurle de douleur. Non, ce(tte) Kanjizai est une version avancée de vous et moi, un être qui a commencé avec les mêmes chaînes que celles que nous portons, mais qui, au cours du temps, et grâce à des efforts innombrables, a surmonté son conditionnement et est finalement arrivé(e) à comprendre qui et quoi au juste il/elle était réellement. Qui est quoi il/elle n'est justement pas. Qui s'est montré(e) capable de trancher tout son conditionnement, a pu ramper à travers les espaces entre les pensées, et a finalement pu rester là quand et aussi longtemps qu'il/elle le désire.

L'oeuf a été couvé, pour ainsi dire. Lorsqu'il/elle a brisé sa coquille, une nouvelle vie est venue à être; de même que le ver à soie quitte son cocon et que c'est un papillon qui en sort, on échange une vie pour une autre, même si cette vie est toujours la même qu'avant.

Et c'est avec cette vie nouvelle, cette nouvelle façon d'être, cette nouvelle capacité à simplement être sans tous les "trucs" conditionnés qui nous enferment en ce moment, que Kanjizai a pu s'asseoir et percevoir ce qu'est réellement l'existence. Et c'est avec cette vie nouvelle que toute souffrance ou infortune va disparaître.

Et ce n'est que lorsque l'on arrive à ce point qu'on peut honnêtement dire qu'on perçoit que la forme n'est pas différente de la vacuité (et vice versa) et que la forme est exactement la vacuité (et vice versa), et qu'il en va aussi de même pour les quatre autres skhandas. Tant qu'on ne sera pas arrivé à ce point, cependant, tout ça ne sera jamais qu'un entendement intellectuel, qui n'est pas la Prajñâ.

Quand j'entends "Kannon," j'imagine une divinité autre que moi-même qui propose son aide. Quand j'entends "Kanjizai," je m'imagine moi, assis sur mon zafu, immergé dans la Prajñâ Pâramitâ, et un jour m'extirpant du cocon. Juste avec les tout premiers kanjis, le Sûtra du Coeur fait de ceci un périple très, très personnel.

samedi 14 septembre 2019

Uposatha

C'est aujourd'hui la pleine lune.
Je recommande toujours à tous ceux et celles qui veulent bien m'entendre de renouveler leurs voeux des préceptes lors de la pleine lune, ou au moins à un jour approchant.
En effet, c'est là la seule cérémonie qu'ait institué le Bouddha, cérémonie au cours de laquelle on renouvelle son engagement à observer les préceptes et où on fait la récitation du repentir. Moi-même, je m'attache à faire cette démarche, même seul.

Je regrette en fait qu'elle soit si négligée dans les communautés zen. Certes, Deshimaru ne l'a pas instituée et c'est, pour certains, suffisant pour ne pas s'en inquiéter. C'est trop vite oublier que Deshimaru n'avait pas de formation de moine, avait même une formation bouddhique qui ne relevait visiblement pas de l'érudition, et avait beaucoup trop à faire pour un seul homme sur une aussi courte période de temps. Ce n'est pas une raison. Elle est simple, pourtant. Il s'agit de prononcer la phrase suivant laquelle tous les torts que nous avons commis par le passé provenaient de l'avidité, de l'aversion et de l'ignorance éternelles, étaient le produit du corps, de la parole et de l'esprit, et que nous nous en repentons. Après quoi, on prononce tous les préceptes et on s'engage à faire de son mieux pour les maintenir.
Cela peut paraître superflu, voire ridicule, mais il y a tant de zénistes qui prennent les préceptes en gloubi-boulga, sans comprendre un mot de ce qui est dit, que de rappeler une fois par mois ce qu'ils sont et ce à quoi ils engagent ne peut pas faire de mal, que je sache.

L'humain est animal symbolique. Certes je connais bon nombre de déçus de la religion ou de rationalistes qui la vomissent pour qui les cérémonies dans le zen sont juste une source d'irritation dont ils se déferaient volontiers. Mais même ces personnes ne trouveraient pas anormal de suivre les règles du protocole si on leur décernait une décoration ou un prix. Vêtements, attitudes, et tout le toutim sans même se rendre compte qu'il s'agit de la même chose. Ou si on les intronise chevaliers du taste-vin et qu'on les affuble d'une robe et d'un mortier. Il est des choses que nous avons besoin de solenniser, et pour cela il y a le rite.

Pensez-y...

mercredi 28 août 2019

Pierre de touche

C'est une notion qu'on peut facilement oublier, en particulier en cet âge du virtuel tous azimuts, mais "l'essai du titre à la pierre de touche est un procédé destiné à vérifier le titre d'un objet en alliage ou en métal précieux en orfèvrerie ou monnayage." Connu depuis l'Antiquité, l'essai consiste à frotter la pièce à vérifier sur une pierre dure (par exemple du jaspe noir) et à comparer les réactions de l'acide sur ce résultat et sur une marque produite par un métal de référence.

La pierre de touche qui permet de repérer si ce qu'on vous propose est ou non bouddha-dharma, c'est anicca, dukkha et anatta. Anicca (anytia en sanscrit) est le terme pâli (la langue dans laquelle a été réalisé le Canon Pâli, référence absolue du Bouddhisme Théravada). Le A- est privatif, comme dans a-phone, et il s'agit de l'impermanence, aussi appelée entropie, qui dit qu'il est inutile de s'attacher à quoi que ce soit, parce que les choses se détériorent ou se brisent. Les sentiments n'y échappent pas. Les relations humaines changent, sujettes qu'elles sont aux circonstances. Je connais une chanson qui dit que nous ne sommes que poussière dans le vent (https://www.youtube.com/watch?v=tH2w6Oxx0kQ). Elle dit: "Rien ne dure éternellement que la terre et le ciel", mais même cela n'est pas vrai. La terre et le ciel ne dureront pas éternellement; juste plus longtemps que nous.
Dukkha (duḥkha en sanscrit), est l'insatisfaisance. On le traduit souvent pas "souffrance" ce qui est aussi incorrect. Le mot est au départ un terme technique de charronnerie qui fait référence à l'ajustement d'une roue sur son moyeu. Une roue qui grince à cause d'un point dur, ou d'une détérioration de son ajustement (ou, de nos jours, de son roulement à billes) est une situation insatisfaisante. On en souffre, ne fut-ce qu'à cause du grincement, mais il s'agit surtout d'une situation insatisfaisante. Bref. On dit qu'il y en a trois (Troyes-en Champagne): physique, morale et existentielle. Le Bouddha mentionne fort judicieusement que nous souffrons parce que nous sommes séparés de ceux qu'on aime, en compagnie de ceux qu'on n'aime pas, qu'on n'a pas ce qu'on veut, et que ce qu'on a, on n'en veut pas!
Enfin, le point le plus difficile, anatta (anatman en sanscrit). On le traduit souvent par "non-soi" et c'est le plus mal compris des trois.

Parce que c'est "non-soi", on va vous dire de "détruire votre ego". Dans le style sottise abyssale, c'est difficile de faire mieux, mais, comme par hasard, ceux qui vont vous dire de "détruire votre ego" (sur un ton généralement bien suffisant) n'ont généralement pas l'impression qu'à eux-mêmes il reste du chemin à faire. D'autres vont vous dire que "rien n'existe", ce qui permet aux déistes d'affirmer que les bouddhistes ne croient en rien.
Mais c'est en fait bien plus simple; et c'est sans doute pourquoi c'est si difficile. En fait, dire "rien n'existe" est une phrase tronquée. Rien n'existe qui soit séparé de son contexte. Autrement dit, il y a toujours un contexte, et l'individu, l'objet ou le sentiment en sont inséparables.

Ces trois bases sont ce qui nous permet de comprendre, et le pourquoi, et le mode de fonctionnement de la "compassion". Le Dalaï Lama, entre autres, dit qu'il faut être intelligemment égoïste. Car lorsqu'on prend conscience du concept environnemental qu'implique l'idée de non-soi (c'est-à-dire de "non-tout-seul-au-monde"), tout prend une coloration différente. On fait attention à son environnement pour ne pas avoir à vivre dans un contexte déplorable (on dit dans le Sud-Ouest, "si on cague partout, il ne faut pas s'étonner de marcher dans la m..."), on se met à désirer le bonheur de ceux qui nous entourent, pour, par exemple, que telle personne insupportable, du fait qu'elle aille mieux, puisse enfin nous lâcher la grappe!

La conclusion, lorsqu'on tient correctement compte de ces trois, c'est que, sachant l'impermanence de toute chose, on cesse de s'y attacher. Ce qui ne veut pas dire qu'on jette tout! Mais que, si on casse ou perd quelque chose, on n'en soit pas ou peu touché.

jeudi 22 août 2019

La gratuité

On ne pratique pas le Zen pour être plus patient: le Zen, comme d'ailleurs un grand nombre d'activités humaines, a besoin de gratuité. Si la pratique n'est pas gratuite, si on ne la fait que pour un but donné, outre que ce dernier peut vite devenir illusoire, on perd une grande partie de l'intérêt.

Donc on ne pratique pas le Zen pour être plus patient. Mais il se trouve que, quand on pratique le Zen, on devient plus patient. Posons-nous donc la question de savoir si ce qu'on appelle "Zen" en est réellement, si notre capacité de patience n'a pas augmenté. Si on a tendance à dire "Mon Zen est le vrai Zen, le tien est un faux Zen", on peut légitimement s'interroger sur sa pratique.

mercredi 24 juillet 2019

L'éveil, c'est Zazen II

Donc, que penser de la valeur "réelle," historique du Shihô?

Il se trouve que l'enseignement du Bouddhisme a toujours passé par l'apprentissage. Car c'est une pratique/étude. On ne peut pas s'y contenter d'une étude purement intellectuelle, elle doit être obligatoirement être mise en pratique. Et cela implique une transmission personnelle "en dehors des écritures" (pour reprendre une antique formule) où une personne physique montre comment faire à une autre personne physique. Et ceci veut dire que, de façon certaine, et absolue, la lignée depuis le Bouddha Gautama est ininterrompue. C'est juste qu'on ne connaît pas les noms exacts des personnes physiques historiques qui se font suite. Ou que, lorsqu'on les connaît, ils ne sont que des indicateurs, sans plus.

Par exemple, une des personnes participant à cette discussion me faisait valoir à quel point certain maître (dont nous tairons le nom: vous savez de qui il s'agit) avait été important pour elle, à cause de tout ce qu'il lui avait enseigné, même s'il avait senti le besoin de passer à autre chose. Que je pense que ce maître soit un faiseur insincère ne change rien: il n'en demeure pas moins un chaînon de la transmission. Et des comme lui, en 25 siècles, il a dû y en avoir une floppée.

De plus, on pourrait dire que personne n'a jamais eu l'Eveil, même le Bouddha! L'Eveil n'est pas une chose qu'on pourrait posséder. Il est important de se débarrasser des fantasmes sur l'Eveil "qui va [nous] transformer en maître absolu du monde, des gens, des pays, des vies, et partout à la ronde, on ne parlera que de (nous)"

C'est pour cette raison que l'on dit que l'Eveil, c'est Zazen. Le Bouddha l'a pratiqué toute sa vie, 45 ans après l'Eveil. Il a toujours dit à ses disciples de le pratiquer. L'Eveil, c'est un "bon sang! mais c'est bien sûr!" où tout à coup l'on voit ce qui avait toujours été là, mais qu'on ne savait pas voir. Et c'est la pratique assidue, quotidienne, de Zazen qui permet d'y accéder. Pour qui pratique ainsi Zazen, l'Eveil se manifeste dans la vie quotidienne. Pas de façon toujours spectaculaire. Parfois même à notre insu. Zazen nous amène à le manifester, et donc à être un bouddha.

Evidemment, à des degrés divers.

Dans les sûtras agama ou ceux du Canon Pâli, on voit le Bouddha régulièrement rencontrer Mâra sur son chemin. A chaque fois, Mâra se prend une rouste, certes, mais n'en reste pas moins le fait que le Bouddha le retrouve sur sa route si souvent et si tard après son expérience initiale à Bodhgaya. Evidemment, il ne faut pas interpréter cela au pied d ela lettre. Mr ex-Sidhhârta Gautama, du clan des Shâkyas n'a certes pas physiquement rencontré Mr Mâra au coin d'une rue, mais que, même après l'Anuttara Samyaksambodhi, le Bouddha a été soumis à la tentation (mais aussi qu'il en est sorti vainqueur!).

Les kôans sont bourrés d'exemples de maîtres chinois qui admettent ne pas toujours être à la hauteur. Cette idée est très déstabilisante pour qui imagine une situation où, une fois arrivés, on ne pourrait plus jamais retourner en arrière. La chronique contemporaine nous montre pourtant en abondance l'exemple contraire.

Mais la pratique quotidienne de Zazen, couplée à la gratuité de l'intention, le refus de rechercher un but, un objectif (justement celui "d'être arrivé"), est ce qui nous permet de mieux être présents à tout ce qu'est notre vie quotidienne, et à manifester (parfois) l'Eveil dans nos actions ordinaires.

mercredi 17 juillet 2019

L'Eveil, c'est Zazen.

J'étais au début du mois l'invité d'une sesshin en Belgique. Lors de cette sesshin, j'expliquais à des participants, lors d'une conversation informelle, la réalité contemporaine du Shihô, la Transmission du Dharma. En effet, depuis le début du XVIII° siècle, au Japon dans l'école Sôtô, la transmission est automatiquement donnée trois ans après la prise des préceptes. Elle devient donc une espèce d'équivalent du Bac, la prise des préceptes étant dans cette analogie le certificat d'études.

Cette révélation a eu un effet dévastateur sur l'une des personnes présentes qui s'étonna alors, scandalisée de ce que cela impliquait pour elle l'interruption de la transmission de l'Eveil depuis le Bouddha Gautama.

Mais il faut voir un peu le processus. Pendant les siècles qui séparent Dôgen de Manzan, le réformateur de ce systèmes au XVIII° siècle, les divers lignages descendant de Dôgen et de ses disciples avaient leurs propres hiérarchies ou ensemble de hiérarchies, et les temples avaient souvent développé des pratiques au style spécifique.

Si l'on suit Dôgen, la transmission du Dharma est l'aspect de la relation de maître à disciple qui témoigne de l'identité de la lignée. Mais au cours du temps, cet aspect a été progressivement supplanté par le garanbo, la transmission du temple. Et, avec le temps, ce garanbo devint toujours plus formel et excessif. Il exigeait entre autres du disciple d'abandonner sa lignée réelle pour celle du nouveau temple, même lorsqu'elle était sans rapport avec la sienne.

Lorsque le nouveau gouvernement du Shôgun Tokugawa, au XVII° siècle, obligea tous les temples Sôtô à se ranger soit derrière Eiheiji ou derrière Sôjiji, cela prépara un peu le terrain. A la fin du siècle, 卍山道白 [Manzan Dōhaku] (1635-1715) fit voeu, après avoir lu les chapitres du Shôbôgenzô en traitant, de restaurer la valeur du Shihô. Il y mit quarante ans. D'autres avaient essayé avant lui, mais Manzan était un brillant tacticien, et sut développer ses réseaux avant d'entreprendre ses manoeuvres, qui commencèrent par les autorités Sôtô, avant de se présenter devant le bakufu (le gouvernement), en ayant épuisé tous les recours ecclésiastiques.

Comprenant les tensions qui existent toujours entre un gouvernement et des autorités ecclésiastiques et s'en servit à son avantage pour faire proclamer que les principes de la transmission face-à-face et la seule lignée dans le Dharma pouvaient déterminer la succession des moines sôtô à l'avenir.

Mais comme la Sôtôshu a été érigée du même coup en organisation bureaucratique unifiée, elle a rapidement créé de nouveaux "grades" selon la hiérarchie des temples, ce qui a relégué le Shihô au niveau d'aujourd'hui. Lorsque Nishijima a donné la transmission (et il l'a beaucoup donnée), il a exclu qu'il puisse y avoir une cérémonie ultérieure (sauf au Japon, pour les Japonais, soumis à la Sôtôshu), car, pour lui, Dôgen ne mentionnait que cela. Néanmoins, il n'eut jamais la prétention que cette transmission fut une reconnaissance d'un accomplissement exceptionnel. Je crois qu'il la voyait comme une espèce d'ordre de mission. Où, paradoxalement, relever la valeur du document ramène à une humilité fondamentale et nécessaire.

dimanche 14 juillet 2019

L'âne et la carotte

La carotte peut-elle faire le bonheur de l'âne?

Tout le monde connaît le truc de la carotte pendue au bout d'une perche, devant le nez de l'âne, pour le faire avancer.
L'autre jour, à la vue d'un gamin hurlant "j'ai envie" face à la vitrine d'un magasin de babioles à un euro, je me suis rappelé un incident du même genre avec un mien neveu et me revoilà parti sur les trois poisons: avidité, aversion et ignorance.

Il semble bien que l'avidité soit un des moteurs principaux de l'être humain. Selon David Loy (et j'acquiesce), cette avidité est en relation avec le non-soi. J'ai redit ailleurs que le bouddha-dharma enseigne le non-soi, c'est-à-dire que rien n'existe en soi. Or, si ce principe est relativement facile à intégrer, en ce qui concerne les choses et les objets, par exemple qu'il n'y a pas de livres sans papier et sans encre, qu'il n'y a pas de papier sans fibre cellulosique et son élaboration, qu'il n'y a pas d'encre sans suie et huile, que l'auteur est indispensable, etc., admettre pour soi-même ce processus est un poil plus difficile.

Et même si nous voulons l'admettre pour notre corps, nos besoins physiques, nos origines etc., il reste un petit réduit pour lequel nous n'avons guère envie d'admettre le non-soi, et qui est notre conscience. L'homme a donc imaginé une âme immortelle emprisonnée dans un corps temporaire; après quoi il y a plusieurs versions, dont celle du Christianisme de choix entre l'enfer ou le paradis pour l'éternité, avec parfois l'idée d'un purgatoire temporaire avant le paradis pour l'éternité. Ce schéma comporte de nombreuses variantes, qu'on retrouve même dans le bouddha-dharma mahâyanique; il est concurrencé par le schéma métempsychotique où l'âme papillonne d'une existence à l'autre, avec ou sans existences animales, l'idée de base étant toujours de récompenser les bons et de punir les méchants.

L'idée de base du bouddha-dharma est que l'être humain sait, au plus profond de lui-même, cette réalité du non-soi, et il tente par tous les moyens de se prouver le contraire, en particulier au moyen de la possession: "Je possède, donc je suis". L'idée générale étant "je vaux quelque chose, puisque je possède tant", ou "puisque j'ai tant de pouvoir..." ou "puisque tant de gens m'admirent..." et ainsi de suite.

A plus petite échelle, cela se manifeste avec la voiture, la montre, les vêtements, le ou la partenaire. Exister dans le regard des autres, puisque cela n'est pas possible dans le sien propre (trop insuffisant.)

Donc, pour revenir à la carotte, si je n'obtiens pas ce que je désire, c'est mon existence même qui en est menacée!

Un des cas les plus typiques, c'est celui du désir charnel et de la jalousie. Le domaine des passions où le verbe pâtir a une si belle part! Certains vont même jusqu'à se suicider ("s'anéantir"), dans certains cas extrêmes. Les personnes les plus tourmentées par ce problème tendent à se lancer dans une politique d'acquisition sans fin: que ce soit en biens matériels, en pouvoir ou en conquêtes sexuelles, il n'y en a jamais assez. On leur donnerait une montagne d'or et ils en demanderaient une deuxième.

Comme c'est en fait le processus d'acquisition qui compte, et non pas l'acquis lui-même, le processus est sans fin et par là, désespérant. Exactement comme la carotte pendant au bout du museau de l'âne.

Donc, si l'on prend conscience de ce fait, la sagesse serait de cesser de courir après la carotte.

jeudi 20 juin 2019

Les quatre éléments et moi, de Brad Warner

Voici un nouveau texte de Brad Warner que je vous traduis.

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Les quatre éléments et moi
Publié par Brad le 20 juin 2019
(http://hardcorezen.info/the-four-elements-and-me/6376)












http://hardcorezen.info/the-four-elements-and-me/6376

Voici une question intéressante que j'ai reçue par courriel récemment :

Je pratiquais en suivant la respiration, et il m'est apparu que l'air que je respire est autant sinon plus "moi" que mes poumons. J'espère qu'il s'agit d'une supposition correcte.

Avec cette réalisation, j'ai tenté de comprendre les quatre éléments. Considérant l'interconnexion de toutes choses, il est facile de voir comment les êtres humains ont besoin de lumière et d'eau, tout comme les arbres, les écureuils, etc. Comment les quatre éléments s'insèrent-ils dans cette logique ? On dirait que l'air n'a nul besoin de l'oiseau ou que la terre n'a nul besoin du ver de terre. Celui-ci, d'autre part, a besoin de la terre, tout comme l'oiseau a besoin de l'air.

Peut-être est-ce là une chose où il faut pas faire intervenir la logique pour la comprendre ? Y a-t-il quelque livre que vous pourriez me recommander pour m'aider à comprendre ?


Voici ma réponse:

Je pense que les vers et les oiseaux sont un truc que produisent la terre, l'air et les autres éléments de la table périodique. Il n'y a rien dans un ver ou un oiseau -- pas plus qu'une personne -- qui n'ait un jour fait partie de la Terre ou de l'air ou de l'eau, etc. Il n'y a rien dans mon corps qui n'ait jamais fait partie de la Terre depuis sa formation il y a des milliards d'années.

Tous les éléments de ce corps ont été recyclés à travers d'innombrables êtres. Et avant qu'il y ait ce que nous appelons des "êtres vivants", les éléments constitutifs de mon corps faisaient partie de montagnes, de rivières, d'océans, et ainsi de suite. Peut-être que même ce que j'appelle erronément "ma conscience" a été recyclée de façon analogue. Elle traîne peut-être depuis aussi longtemps que tout le reste de ce dont je suis constitué.

Et la Terre fit jadis partie d'un nuage de gaz et de poussière géant, dont se sont formés le soleil et les autres planètes. Et ce nuage de gaz et de poussière fit jadis partie d'étoiles qui ont explosé il y a si longtemps que cela pourrait tout aussi bien être depuis toujours. Peut-être que ce que j'appelle "vie" et "conscience" ont toujours fait partie de ce truc. Il est sûr que le potentiel de vie et de conscience existait dans la prétendue "matière inerte" bien longtemps avant que nous soyons là pour tenter de les définir.

La vacuité est aussi une grande partie de ce que je suis. L'espace entre les atomes de mon corps est vaste en comparaison des atomes eux-mêmes. Les forces énergétiques qui tiennent ensemble ces atomes n'ont pas de forme physique. En dernière analyse, les atomes eux-mêmes sont fait d'énergie immatérielle. La forme est vacuité, et la vacuité est forme, comme le dit le Sûtra du Coeur.

Mais pourquoi font-ils ça? Puorquoi les éléments de la Terre — qui sont en dernier ressort les éléments de l'Univers — prennent-ils la forme d'êtres vivants ? Pourquoi prennent-ils la forme d'êtres humains ?

On pourrait penser qu'ils tirent un quelconque bénéfice de prendre la forme de vers, d'oiseaux, ou de nous. On pourrait penser qu'il y a une raison.

Je sais que la philosophie matérialiste considère que ce genre de choses n'apparaît que par le fait du hasard. Je sais aussi que cette vue est très populaire de nos jours. On dit souvent que la recherche scientifique ne soutient qu'une seule vue — qui est que la cause ultime de la vie, de l'univers et de tout le reste n'est autre qu'aléatoire. Et peut-être bien que c'est juste. Parce toutes les tentatives auxquelles j'ai assisté de trouver une cause différente finit par avoir l'air débile — comme dans le cas de la prétendue “science créationniste.”

Dôgen parlait d'une “foi profonde dans la cause et l'effet.” Il n'acceptait pas l'idée que quoi que ce soit se produise sans cause ou qu'une cause puisse manquer d'avoir un effet. Et pourtant, jamais il ne parle d'une “cause première” à la façon dont certains le font aujourd'hui. Peut-être a-t-il compris qu'il n'y a jamais de “cause première” ou que, si même il y avait quelque chose qu'on puisse appeler “cause première,” elle serait au delà de l'entendement humain.

Donc, peut-être est-il insensé de parler d'un “bénéfice” qu'obtiendraient la terre, l'air, l'eau et tous les autres éléments à se former en animaux, en plantes, et en personnes. C'est sans doute un concept trop humain pour s'appliquer aux éléments.

Je suis une extension de la Terre, et pourtant, je ne sais pas pourquoi la Terre a pris la forme de mon être. J'ai sans doute toujours été là, en tant que partie de la terre, de l'air, de l'eau etc. et voilà qu'une petite portion de tout cela apparaît en tant qu'être humain. Et que cet être s'imagine parfois risiblement en tant que créature indépendante. Cette blague !

Quoi qu'il en soit, si moi, portion de la terre, ne sait pas pourquoi moi (la Terre) m'a fait (Brad), il se peut que personne ne le sache. Il se peut bien que personne ne le sache.

Voici quelle est ma spéculation, pour ce qu'elle vaut. Ce qui n'est guère, à mon avis. Mais allons-y quand même. Peut-être bien que la Terre — et par extension l'Univers — cherche à se comprendre intellectuellement, et qu'une des façons d'y arriver est de prendre la forme de gens. Il y a peut-être d'autres formes d'êtres vivants ailleurs dans les vastes étendues de l'espace qui aident aussi l'Univers à apprendre à se comprendre. Et peut-être bien que certaines d'entre elles sont tout autant que nous dans l'illusion.

lundi 17 juin 2019

Bonjour

Il y a plus de quatre ans que je n'ai plus rien écrit sur ce blog, tellement je ne suis pas un écrivain. Parfois il m'arrive d'écrire, mais c'est généralement dans les trains, et c'est à la main avec de l'encre et du papier. Ensuite, il faudrait tout retranscrire, mais de retour à la maison, trop de distractions m'en empêchent. Et l'autre jour, j'ai retrouvé un livre de notes dans lequel j'avais quelques textes. Je me suis dit que j'allais en partager quelques uns.

Une des caractéristiques du Bouddhisme, c'est la profonde humanité de ses grands personnages.

Le Bouddha n'y échappe pas, qui reste profondément humain, avec des défauts et des travers, loin de l'être infaillible de la piété traditionnelle.

Mais cette idée ne plaît pas à tout le monde. Les personnes en quête de merveilleux, pour qui les lois naturelles de la physique doivent avoir des exceptions "exceptionnelles" veulent souvent à toute force croire que le Bouddha pouvait voler en l'air, transporter des foules de l'autre côté des fleuves, purifier l'eau boueuse par miracle, etc. Je ne veux pas dire qu'il était incapable de certaines des choses qui lui sont attribuées, mais disons, que je trouve plus raisonnable d'en douter, d'une part, et que de lui restituer ses éventuelles faiblesses, d'autre part, le rend certainement plus proche de nous. Car il est trop facile de s'absoudre d'accomplir le travail quand même ardu qui mène à la cessation de l'insatisfaction, en grandissant exagérément la personne qui y est arrivée.

Kapilavastu était une république dirigée par le clan Sakya, ce qui fait de Suddhodana un "roi" comme nous dirions "le chef". Le roi des Shakya était élu, ce qui a pu être déterminant dans la décision de son fils Siddharta de quitter la vie de famille. Le jeune homme avait reçu l'entraînement qui était celui d'un kshatriya, un guerrier, et savait mener un cheval, se battre à l'épée et tirer à l'arc. Ces données lui servirent souvent dans son enseignement. Mais il semble bien qu'il avait quand même des côtés de macho de base, arrogant sans même s'en rendre compte et condescendant envers les femmes.

Lorsqu'il établit le Sangha, il en exclut les femmes, et il fallut toute l'insistance de son épouse (ex-épouse), de sa tante (et mère adoptive) et de son cousin Ananda pour qu'il accepte enfin de changer d'idée. On le voit, il n'était pas infaillible, et pouvait reconsidérer une décision. On voit aussi que cette décision n'allait pas de soi, car elle déplut visiblement à une partie de ses disciples, et on peut certainement le déduire des éléments postérieurs qui accablent Ânanda, lui reprochant d'avoir été un licencieux, pour avoir arraché cette décision.

Il existe une façon paradoxale de trahir les maîtres, qui est de prétendre leur être fidèle. En s'attachant de façon excessive à la forme de ce qu'ils ont dit et de la manière dont il l'ont dit, on s'expose à trahir l'esprit de leur démarche, qui était que nous apprenions par leur exemple à nous libérer, point barre. Les maîtres (les vrais, s'entend) n'enseignent pas pour avoir des disciples autour d'eux. En général, ils s'en passeraient, plutôt. C'est leur voeu de libérer tous les êtres qui les contraint à accepter d'aider les autres à se libérer. Et si la personne n'a pas vraiment l'intention de se libérer, mais bien plutôt de changer de chaînes (passer de leurs vieilles chaînes rouillées a de belles chaînes exotiques, décorées et niellées), le maître risque fort de ne pas trop s'impliquer, parce que c'est du temps perdu : on n'aide jamais quelqu'un malgré eux.

On est toujours tenté par la fidélité à son maître. Maître Nishijima était quelqu'un de profondément humain, qui faisait (peut-être trop) facilement confiance. Cela entraînait parfois des moments de paranoïa où il se demandait s'il avait bien eu raison. Même si nous faisions totalement confiance à son jugement en matière de bouddhisme, ses opinions dans des domaines autres (par exemple, la politique) pouvaient nous laisser de marbre. C'est important, parce que nier ses défauts ne rendrait nullement service à sa mémoire, en le mettant au rang des dieux.

Il en va de même pour maître Deshimaru. L'aurait-on suivi s'il avait dit: "Ecoutez, je suis un gros nul, j'ai raté ma vie professionnelle et familiale, et j'ai fui le Japon parce que je n'en pouvais plus, mais faites-moi confiance, je vais vous enseigner la Voie de la Libération !" ? Alors qu'il est évident qu'il lui fallait, dans son cas, rater sa vie professionnelle et familiale pour pouvoir transmettre le Dharma.

C'est pourquoi nous devons manifester notre reconnaissance pour ceux qui nous transmettent la Lampe en reconnaissant ce qu'ils étaient réellement, et pas ce que nous aimerions pouvoir fantasmer sur eux... Surtout que je n'ai, à titre personnel, aucune, mais absolument AUCUNE envie qu'on fantasme sur moi.