lundi 18 novembre 2019

Ego et égoïsme

C'est une vieille rengaine des groupes bouddhistes (donc pas exclusivement zen) de tenter de faire taire les autres en leur objectant leur "ego".

Je pense qu'on a tort d'utiliser une terminologie freudienne dans le Zen. Le mot "ego" finit par être servi à toutes les sauces sans que jamais personne ne s'inquiète de ce que cela recouvre. C'est-à-dire l'orgueil, l'arrogance, la prétention et l'égoïsme et surtout, l'insécurité, pour les côtés négatifs, et la personnalité et l'affirmation de soi pour le côté positif.
Là je vois tout de suite les froncements de sourcil par rapport à "l'affirmation de soi" aspect positif. Mais il est intéressant de lire dans le Dhammapada, un très ancien recueil de dits du Bouddha, qui dit, au chapitre sur le Moi: "Si l'on sait que le Moi est cher [à soi-même], l'on doit bien protéger le Moi. Pendant chacune des trois veilles, le sage doit rester vigilant."
En fait, le paradoxe, c'est que seules les personnes qui ont une personnalité bien construite sont en mesure d'admettre que leur Moi n'est pas autonome, capable de vivre et d'exister en isolation par rapport au reste de l'Univers.
Je dis souvent de façon un peu provoc qu'il y a deux sortes de personnes: celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Chez ces dernières, c'est clair et manifeste, elles-mêmes le disent et ne le savent que trop. Pour les premières, c'est moins visible. Elles le cachent derrière les façades somptueuses de palais imposants, ou derrière les murailles abruptes et rébarbatives de forteresses en apparence imprenables. Avec toujours la crainte que les autres voient ce qui se cachent derrière: leur profonde insécurité.
Un maître français (Kengan Robert) faisait un jour observer qu'il est inutile d'avoir confiance en soi. Ce qu'il faut, c'est avoir confiance en ce qu'on fait!
En fait, c'est cette insécurité qui pousse les personnes à sur-réagir lorsqu'on leur fait une critique ou qu'on leur demande un effort pour quelque chose dont ils croient que cela ne les concerne pas. Lorsqu'on oriente plutôt sa confiance vers le "faire" plutôt que sur "l'être," les choses deviennent tout de suite plus simples. Une critique n'est plus une attaque contre cette chose branlante et bancale qu'est la construction de notre "être," nous donnant ainsi l'impression que la moindre atteinte à l'un des morceaux du bric-à-brac que nous sommes risquerait de faire tout s'écrouler, mais juste la possibilité d'améliorer notre "faire", ce que nous faisons, donc, et de le faire mieux et à moindre frais.
Il y a un dicton du Sud-Ouest qui dit qu' "on ne peut pas chier partout et se plaindre de marcher dans la merde". C'est une illustration un peu crue de la loi de causalité. Si nous voulons vivre dans un environnement agréable, il nous faut le créer. El les manifestations de l'orgueil, de l'arrogance, de la prétention et de l'égoïsme ne peuvent pas nous créer un environnement agréable, parce qu'elles suscitent chez les autres la même chose.
Evidemment, c'est cette insécurité qui est à l'origine de notre inconfort, et pour cela, elle mérite bien qu'on l'étudie. Dôgen dit bien, "Apprendre la vérité du Bouddhisme, c'est s'apprendre soi-même. S'apprendre soi-même, c'est s'oublier soi-même. S'oublier soi-même, c'est être expérimenté par les 10 000 dharmas. Etre expérimenté par les 10 000 dharmas, c'est laisser tomber son propre corps-et-esprit et le corps-et-esprit du monde extérieur." *
La pratique comporte donc effectivement un travail psychologique sur soi-même. Alors, pourquoi bannir l'usage du mot ego? D'abord à cause de l'observation: trop de personnes s'en servent pour faire taire les autres. C'est toujours l'ego de l'autre qui pose problème. Le mot devient alors un outil de pouvoir. Et il me semble qu'utiliser un mot un peu ésotérique (peu de gens se rendent compte qu'il s'agit, à la base, du mot latin pour "je") permet bien plus facilement d'évacuer la réalité à laquelle il se réfère. Il vaut donc mieux utiliser directement les mots orgueil, prétention, arrogance ou égoïsme.
En gros, on pourrait dire que ego (je) est une sorte de fiction grammaticale, qui sert à indiquer, dans le récit, qui parle. Il n'existe que parce qu'existent aussi tu, il, elle, et leurs valeurs plurielles.
Notre insécurité vient, elle d'un malentendu. Nous avons tous en nous, à des degrés divers, une sensation de manque qui nous angoisse. Je pense que cette sensation de manque est une erreur d'appréciation.
C'est Kurt Gödel qui avait formulé le théorème qui porte son nom et qui dit:
„Jedes hinreichend mächtige, rekursiv aufzählbare formale System ist entweder widersprüchlich oder unvollständig.“
Autrement dit, "Tout système formel suffisamment puissant et récursivement énumérable est contradictoire ou incomplet." Ce qui veut dire qu'il est capable de formuler des propositions indécidables.
Ce théorème est dit "d'incomplétude" parce qu'il (pour simplifier) dit qu'un système sans manque est un système qui ne peut pas fonctionner ou de façon très limitée. C'est comme dans le jeu de taquet, où il y a une case qui manque et qui permet de bouger les autres. Si le système était complet, on ne pourrait rien bouger.
Le manque, le vide, l'espace est ce qui nous permet d'agir, de bouger, de vivre. Il nous faut donc apprendre à le voir de cette manière, parce que tant que nous le verrons comme un manque, qu'il faudrait remplir, nous allons nous fourvoyer.
La langue est un système formel, et elle rend possible de formuler des propositions indécidables.
La vie est un système formel et elle rend possible de formuler des propositions indécidables.

Ce qu'a enseigné le Bouddha, c'est que le désir humain de compter sur une nature de soi permanente et inhérente (ne pas mourir ni disparaître à jamais après la mort) était, en fin de compte, futile et insatisfaisant.
Autrement dit, dans cette pratique, le non-soi, c'est se retenir de s'identifieraux choses qu'on croit faire partie de soi, ou lui appartenant. On admet donc que ces choses ne sont pas soi, ce qui nous permet enfin de nous soulager de nos obsessions, de nos insatisfaction et de notre souffrance.

mardi 12 novembre 2019

Catholicisme 'zombie'

Un des pièges les plus sournois qui nous guettent est le "catholicisme zombie" tel que formulé par Emmanuel Todd.
Les gens, même non-pratiquants, voire non-baptisés [il y a, pour les protestants, les juifs et les musulmans, des différences, mais la problématique reste grosso-modo la même] continuent à être inconsciemment influencés par les aspects culturels d'une religion dont ils ne se réclament pas/plus. Et ce, par un détail en particulier, qui est l'exclusivisme: "Hors de l'Eglise, point de salut!"
Le monothéisme, en effet, entraîne automatiquement l'intolérance, car, s'il n'y a qu'un dieu, il ne peut (!) y avoir qu'une seule manière de lui rendre hommage, évidemment!
Ceci peut paraître caricatural, mais les dégâts sont bien réels. C'est pourquoi il est si important pour les pratiquants de la Voie de se pencher sur leurs origines culturelles, de les regarder bien en face, et de faire la paix avec elles, en en faisant l'inventaire, pour voir ce qui doit être gardé, et ce qui doit être rejeté. Sans cette démarche, on en arrive facilement à des absurdités comme celle que je vais vous raconter.

Un maître zen, descendant de Kôdô Sawaki à la cinquième génération (et une vraie transmission, de personne vivante à personne vivante, pas un truc fantasmé!) s'installe dans une ville où existe déjà un dojo zen affilié à une grande association. Le dirigeant de ce dojo rencontre un jour un maître dans une autre tradition (plutôt hindouïste) avec lequel la communication intime de coeur à coeur se fait, et il décide d'abandonner le Zen. Son départ déclenche automatiquement la course à l'échalotte et le complexe d'Iznogoud s'en donne à coeur-joie. A la suite de ces dissensions, certains membres décident d'aller voir chez l'autre lignée zen, tout naturellement.
Et, comme dans toutes les lignées zen [au Japon, chaque temple a ses idiosyncrasies qui font que les conventions et cérémonies sont souvent un peu différentes de l'un à l'autre], il y a des façons de faire qui diffèrent. Il n'existe pas un modèle pré-établi et immuable comme dans l'Eglise Catholique.
C'est ainsi que certains de ces transfuges ont pu avoir l'arrogance de dire à ce maître que "Ce n'est pas ainsi qu'il faut faire!"

Une telle attitude est totalement antinomique de la Voie. Pour moi elle est assez inacceptable car elle démontre un manque de respect terrible. Et lorsqu'on parle de 初心 [shoshin] "l'Esprit du débutant", ce n'est pas une vaine expression. L'esprit du débutant, c'est celui de quelqu'un qui est totalement déstabilisé par un nouvel environnement, qui cherche avidement à en acquérir les codes et à y fonctionner efficacement. Cette déstabilisation est essentielle pour ouvrir les yeux, tant nous avons tendance à ne jamais voir ce que nous ne nous attendons pas à voir. Un débutant, lui, sait qu'il doit apprendre à "voir" et cela aiguise sa curiosité.
Mais trop de personnes recherchent avant tout une stabilité de leur environnement, avant même de l'avoir développée en eux. L'esprit du débutant, c'est arriver en terrain inconnu, et devoir s'adapter, parfois très vite. Si le débutant voit quelque chose qui cloche, il le signale plus volontiers, mais trop souvent se fait aussitôt rabattre le caquet avec des "C'est la tradition" ou autres sottises, et c'est ainsi qu'il perd rapidement son "esprit du débutant".

Le catholicisme est, de façon sociologique, une doctrine autoritaire, où l'on doit croire sans poser de questions, et obéir sans objections. Si l'on a trop intégré ce fonctionnement, on risque de le reproduire inconsciemment, même dans un contexte qui est, nominalement non-autoritaire et où l'on DOIT se poser des questions. Le catholicisme n'est évidemment pas que ça, et, à titre personnel, je l'ai trop longtemps idiotement haï, parce que je n'en voyais que les effets pervers, que je ne connaissais que trop. Divers événements, rencontres et contacts m'ont amené à le regarder avec plus de sérénité. Et c'est ainsi que, progressivement, j'ai pris conscience qu'un rejet trop brutal, trop excessif était mauvais et contre-productif. Par exemple, le fait que le Christianisme ait réussi, tout au long du Moyen-Age, à supprimer l'esclavage, qui a fait son retour avec la réhabilitation de l'Antiquité païenne. Le fait qu'à l'impulsion de Bernard de Clervaux (fondateur de l'ordre cistercien), le statut de la femme ait été dans nos pays européens élevé de façon considérable, la femme ayant, jusqu'à la Révolution, des droits sociaux et civils presque égaux à celles d'aujourd'hui [rayés d'un trait de plume par Napoléon dans le code civil]. Il y a plein de détails qu'un historien impartial doit voir, avant de condamner quoi que ce soit, même si des choses condamnables, on peut en trouver sans peine. Mais savoir voir ces aspects positifs permet d'acquérir une certaine tranquillité et de comprendre pourquoi les aspects négatifs justifient tout à fait leur abandon.
Mais cet abandon est absolument nécessaire. Car permettre à ces aspects négatifs de survivre de façon subreptice dans l'apprentissage de la Voie, c'est s'exposer à ce qu'on peut trop souvent observer: des structures autoritaires, des personnes qui intiment aux autres d'obéir sans réfléchir, et qui tentent d'empêcher les autres de s'interroger sur des choses qui leur paraissent ne pas aller. C'est laisser l'ivresse du pouvoir s'emparer des esprits et négliger tout l'aspect de responsabilité qui va avec la liberté que nous sommes censés chercher.
Dans les Quatre Voeux Impossibles, il y a "Innombrables sont les Portes du Dharma, [mais] je fais voeu de les étudier toutes". Cela veut bien dire ce que cela veut dire. Acceptons qu'il y ait d'autres Portes du Dharma que la nôtre, y-compris à l'intérieur même de notre école Sôtô, et cessons d'aspirer à une uniformité qui serait de toute façon contre-productive.

vendredi 1 novembre 2019

Vouloir le bonheur des salopards

Quelqu'un m'écrit :

> "Comme personne ne désire la moindre souffrance et n'a jamais assez de bonheur, il n y a pas de différence entre moi et les autres :
> alors, accordez moi de me réjouir du bonheur d autrui."
> du plaisir des " salopards et de la souffrance de leurs victimes. ??????
> Ici je ne peux accepter, c la 1ère fois que je suis en 'opposition' à la méthode.......


Ce serait admettre que le "plaisir des salopards et de la souffrance de leurs victimes." serait une réalité. Je crois fondamentalement en la loi des causes et des conséquences, dite "loi du karma".

Les salopards qui font souffrir leurs victimes, je les classe parmi la catégorie des "démons" [cf. Les "Six Catégories d'être": les dieux qui vivent une vie d'abondance matérielle (par ex.: Johnny), les titans qui sont assoiffés de pouvoir (par ex.: Sarkozy), les humains, les animaux qui ne pensent qu'à satisfaire leurs besoins biologiques, les démons qui ne peuvent admettre que les autres ne souffrent pas autant qu'eux (par ex.: les pervers narcissiques), les fantômes affamés qui baignent dans un lac d'abondance mais qui ne peuvent en profiter (par ex.: les hommes d'affaires)]. Le plaisir des démons à faire souffrir les autres en est un qui est bien amer. Je pense qu'il relève de la pathologie. Pour ma part, lorsque je parle de bienveillance envers les salopards, je ne parle pas de bienveillance envers leurs méfaits, mais envers l'être humain qui sommeille en eux et qui, s'il se réveillait, non seulement leur apporterait un soulagement à leur souffrance et un "meilleur-être", mais nous libérerait aussi de leur sottise.

Lorsque je vois un connard fini comme ce musicien de mes connaissances qui, en bon pervers narcissique, a tout fait pour rendre son ex-compagne folle, mais dont je sais par incidence que personne ne veut plus travailler avec lui, et qui sait si bien faire une bonne figure à la Iago pour pouvoir, mine de rien, détruire Othello, je sais aussi qu'il va se retrouver bien seul avec le temps. Je n'ai pas de temps à perdre avec des gens comme lui, mais je ne puis que souhaiter qu'un miracle se produise (ce n'est jamais tout à fait impossible) et qu'il puisse voir où le mène sa perversion. Il est probable qu'il mourra avec, mais on ne sait jamais, il y a eu des cas où une telle personne a eu une épiphanie et a décidé de se prendre en mains pour changer cela.

Ces gens font le mal parce qu'ils s'imaginent pouvoir s'en tirer. D'ailleurs, tous les malfaiteurs ont cette attitude mentale. Et, évidemment, la plupart ne font pas le mal par plaisir d'emmerder les autres, mais juste parce qu'ils considèrent leur intérêt personnel avant et en dépit de celui des autres. Ils oublient que, comme on dit dans le Sud-Ouest, "si on cague partout, il ne faut pas s'étonner de marcher dans la merde". Et le retour de bâton est toujours inévitable. Evidemment, si on ne se prend le retour de bâton que cinquante ou soixante ans après, on a du mal à faire le lien. Mais ce n'est pas parce qu'on ignore quel il est que ce lien n'existe pas.

Les pervers font le mal autour d'eux comme un chat blessé va te mordre et te griffer si tu cherches à l'aider. Bref, je ne crois pas au bonheur des pervers. Ils éprouvent certes une petite jouissance malsaine à faire souffrir. Peut-on pour autant qualifier cela de "bonheur"? J'ai pour ma part beaucoup creusé le sujet avant de me rendre compte que le bonheur ne peut en aucun cas être assimilé à une éjaculation ou à une ivresse. Je me souviens de cette connaissance qui, originaire du Mans, picolait d'abondance. Je le voyais régulièrement ivre, et je comprenais à ses réflexions que quand il faisait la fête il était heureux, et que la fête, c'était boire, donc boire= heureux, au point qu'un jour sa compagne et mère de sa fille ait fini par le jeter. Fort heureusement pour lui, cela lui fit un choc qui l'amena à s'amender. Sans naturellement que cela répare sa relation avec elle.

En fait le bonheur est une collection de moments, une capacité à éviter les oscillations excessives de l'euphorie et de la dépression, une capacité à goûter l'amertume de l'existence. Le problème c'est qu'on le voie en opposé symétrique du malheur qui, lorsqu'il surgit peut être assez total, infernal et, semble-t-il sur le coup, éternel. Quand on est en enfer, c'est toujours pour l'éternité, même si cela ne dure qu'une journée. Il n'y a pas de Youkali.

Vouloir du bien aux cons, c'est juste espérer qu'ils le deviennent un peu moins. Vouloir le bien des salopards, c'est juste espérer qu'ils le deviennent un peu moins.

C'est presque au bout du monde
Ma barque vagabonde
Errante au gré de l'onde
M'y conduisit un jour
L'île est toute petite
Mais la fée qui l'habite
Gentiment nous invite
A en faire le tour

Youkali, c'est le pays de nos désirs
Youkali, c'est le bonheur, c'est le plaisir
Youkali, c'est la terre où l'on quitte tous les soucis
C'est, dans notre nuit, comme une éclaircie
L'étoile qu'on suit, c'est Youkali
Youkali, c’est le respect de tous les voeux échangés
Youkali, c’est le pays des beaux amours partagés
C’est l’espérance qui est au cœur de tous les humains
La délivrance que nous attendons tous pour demain
Youkali, c’est le pays de nos désirs
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir
Mais c’est un rêve, une folie
Il n’y a pas de Youkali

Et la vie nous entraîne
Lassante, quotidienne
Mais la pauvre âme humaine
Cherchant partout l'oubli
A pour quitter la terre
Su trouver le mystère
Où nos rêves se terrent
En quelque Youkali....

Youkali, c'est le pays de nos désirs
Youkali, c'est le bonheur, c'est le plaisir
Youkali, c'est la terre où l'on quitte tous les soucis
C'est, dans notre nuit, comme une éclaircie
L'étoile qu'on suit, c'est Youkali
Youkali, c’est le respect de tous les voeux échangés
Youkali, c’est le pays des beaux amours partagés
C’est l’espérance qui est au cœur de tous les humains
La délivrance que nous attendons tous pour demain
Youkali, c’est le pays de nos désirs
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir
Mais c’est un rêve, une folie
Il n’y a pas de Youkali

(Paroles de Roger Fernay)