mardi 17 décembre 2019

Les pièges de la voie: la soif de pouvoir

A la suite de l'article de Brad Warner, je voudrais disserter un peu sur un autre des pièges de la Voie que j'ai souvent rencontré, à commencer évidemment par moi-même.

Lorsqu'on a dû faire la plonge, des déménagements, les vendanges, des ménages, conduire des camions à livrer de la viande, et autres, la tentation est forte de vouloir s'affirmer au plan social. Je l'ai souvent dit, il y a deux catégories de personnes, celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Pour les premières, ça se voit, leur insécurité est patente, voire revendiquée. Mais les autres jouent d'une gamme assez invraisemblable d'artifices pour la cacher, et paraissent souvent derrière une façade soit somptueuse de palais des mille et une nuits, soit celle d'une forteresse redoutable. Ce fut longtemps mon cas. Et, bien évidemment, lorsque je me suis engagé dans la Voie bouddhique, que j'ai commencé à observer à quel point mes expériences personnelles pourraient être utiles aux autres (dit sans prétention), j'ai lorgné sur le prestige d'un titre. J'ai vraiment souhaité rencontré un maître qui me donnerait l'approbation qui me conférerait le prestige pour qu'on m'écoute.

J'ai une certaine chance. La vaste érudition que je me trimballe depuis tout jeune, mon contact très précoce avec les textes de la littérature bouddhique, et toute une gamme d'expériences personnelles, plus ma naturelle tendance à l'isolement m'ont été utiles. Et lorsque, par surprise, Nishijima rôshi m'a annoncé qu'il voulait me donner cette transmission, j'ai eu effectivement un sursaut d'orgueil, dont je pourrai dire qu'il n'a guère duré. Car, de même que ma maîtrise d'histoire ne veut rien dire dans le monde du travail (y-compris l'Education Nationale), mon diplôme de maîtrise du zen ne veut rien dire non plus dans le monde du zen (ou du moins bien peu de chose). En fait, très rapidement, j'ai ressenti très exactement ce que maître Dôgen raconte lorsqu'il parle de son retour de Chine, avec rien dans les mains, mais la sensation d'un lourd fardeau sur les épaules.
Mais je m'égare.
Cette soif de pouvoir guette tout le monde. Tous les prétextes sont bons pour la justifier. On se dit qu'avec ce pouvoir, on pourra accomplir des choses qui nous sont impossibles ou du moins plus difficiles. Et si les circonstances s'y prêtent, par exemple une institution bien complexe et puissante, ce pouvoir pourrait bien devenir très réel.
Et une cause de chute.
Le pouvoir nous enchaîne autant qu'il nous donne des moyens. Le pouvoir surtout nous corrompt si nous n'y prenons garde. Parce qu'il nous met dans une situation dissymétrique, il est facile d'en abuser. Mais même si on a la force morale, la discipline personnelle et les garde-fous appropriés, il représente alors un danger, non pour nous, mais pour ceux qui nous admirent et nous envient, ainsi que l'a bien observé Brad Warner.
La soif de pouvoir est un obstacle parce que, tant qu'on l'a, il y a des choses en nous que nous ne pourrons pas regarder en face. Dont cette insécurité fondamentale qui est notre lot à tous est causée par un malentendu, qui est à la base de la méthode bouddhique. Elle est causée par l'illusion que nous avons d'être. J'entends évidemment par là, l'idée d'être de façon autonome, indépendante de tout le reste. Alors que notre "être" est en réalité mouvement, changement perpétuel. Une construction permanente qui se bâtit étage par étage avec certains étages qui sont parfois bâtis de bric et de broc.
Lorsqu'on remplace cette attention à l' "être" par une attention au "faire", déjà les choses sont plus simples.
Si on insiste sur l'être, toute critique à notre égard devient une agression à cet "être".
Si on insiste sur le faire, toute critique devient une aide à l'apprentissage permanent qu'est notre vie.

Et la quête du pouvoir nous empêche d'accomplir cette mutation.

Dans le Zen, on utilise souvent une expression, tirée du Sûtra du Coeur, qui est mushotoku et veut dire sans intention, sans objectif. Maître Dôgen dans les quatre vertus du bodhisattva, mentionne d'abord le don gratuit. Cette notion de gratuité est fondamentale. Un des pires obstacles qui attend les personnes qui désirent se muscler, maigrir ou autres choses qui nécessitent un travail à long terme, est la notion d'objectif. Quand on a pris du poids, on ne l'a pas fait du jour au lendemain: cela s'est étalé sur des semaines et des mois. Il paraîtrait logique d'étaler le processus contraire de la même façon. Mais si on va tous les jours se peser sur la balance pour voir s'il y a eu un progrès, on ne verra pas de progrès et c'est décourageant. Les gens qui font de longs voyages en voiture avec les enfants savent aussi de quoi il s'agit. certes, il y a un but, et un itinéraire programmé. Mais les enfants, qui en plus ne peuvent guère profiter du paysage parce que cela ne les intéresse pas et qu'ils ne peuvent le voir, de toute façon, demandent toujours: "Papa, quand est-ce qu'on arrive?" Le voyage leur est particulièrement long et ennuyant.
Se donner un objectif, va. Y penser tout le temps, y revenir tout le temps ne fait que créer de l'insatisfaction. Or en quoi consiste la méthode bouddhique? A mettre fin à l'insatisfaction. On voit donc qu'il y a un schisme.

Il faut laisser tomber les idées de pouvoir.

samedi 14 décembre 2019

Comment de bons enseignants peuvent pourrir

Je vous reproduis ici un article de Brad Warner.


Comment de bons maîtres spirituels deviennent mauvais

Published by Brad on December 13, 2019 | Leave a response

Ce qui suit est fondé sur la transcription d'une vidéo que j'ai faite il y a un moment. Je l'ai beaucoup révisée pour que cela ressemble d'avantage à un texte écrit.

Je veux parler de la façon dont de bons maîtres spirituels se gâtent. C'est un sujet très intéressant pour moi.

Dans le monde de la spiritualité commerciale, il y a des gens qui ne sont réellement que des escrocs. Ils n'ont rien à offrir. Ils n'ont pas la moindre pénétration sur rien. Ils se sont juste prévalus d'un bon jeu de tchatche et de dons d'acteur pour fourguer de la mauvaise spiritualité. Ce sont des charlatans qui savent très bien que ce qu'ils vendent ne vaut absolument rien. Ces types ne m'intéressent guère.

Il existe un phénomène très différent qui m'intéresse bien davantage. Je vois des gens qui me paraissent avoir, probablement, fait une expérience très profonde qu'on pourrait appeler éveil ou kenshô ou satori ou peu importe ce que leur tradition appelle cette sorte d'expérience. Autrement dit, ils ne sont pas bidon. Parfois, il leur est arrivé quelque chose d'authentique. Peu importe ce que ce quelque chose ait pu être. Mais ils ne l'inventent pas ni ne font semblant. Pour eux, c'était réel.

Et pourtant, ils ont fini par passer d'une personne ayant quelque chose d'authentique et précieux à offrir, à n'être qu'une sorte de pirate commercial qui n'a pas grand chose d'autre à offrir que son propre agrandissement. Et ceux-là finissent souvent par s'écraser en flammes de façon spectaculaire.

Et souvent je me demande, comment cela s'est-il produit?

Je pense avoir une perspective unique sur ce qui a pu se produire. Et cela parce que je me situe à une sorte de bizarre niveau moyen par rapport à ça. J'ai plusieurs livres qui attendent sur des étagères chez Barnes & Noble partout aux USA, qu'on n'achète pas parce qu'ils sont sur les étagères les plus basses et à cause de leurs couvertures bizarres. Bon, il arrive que quelqu'un en achète un. Et comme ça se produit juste assez souvent, j'ai un "nom" dans le business de la spiritualité. Je suis juste assez connu pour pouvoir faire de ça mon principal travail. Je n'ai pas à travailler pour Manpower comme je l'ai fait un temps. Quand j'ai perdu mon job chez Tsuburaya Productions en 2009, j'ai pu continuer cette carrière d'auteur de livres bouddhistes et je m'en suis tiré.

Je crois que ce qui serait naturel pour la plupart des gens dans ma situation serait de porter ça au niveau supérieur. On m'incite toujours à le faire. il y en a qui ont un intérêt réel à ce que je le fasse. La plupart sont de bonnes personnes, qui croient sincèrement en ma variété bizarre de bouddhisme zen. Elles croient que c'est précieux. Et j'apprécie beaucoup ces personnes.

Je reçois beaucoup de conseils tout le temps sur la façon de "faire croître ma marque." Il y en a qui veulent m'expliquer comment vendre plus de livres, avoir plus de vues sur mes vidéos, être publié dans plus de magazines, passer à la télé, voire être interviewé par Oprah Winfrey! J'écoute toujours, mais je suis rarement ce genre de conseils.

Je suis toujours réticent à passer au "niveau supérieur." D'une manière, j'ai constamment bougé en termes de reconnaissance publique de qui je suis et de ce que je fais. Mais ce progrès a été lent. En plus, je me tends toujours à me mettre en retrait. Parfois, quand j'ai l'impression de devenir trop populaire, je fais des trucs pour ralentir ce progrès. Ceux d'entre vous qui détestent mes positions politiques pourront être intéressés de savoir que je prends parfois délibérément des positions dont je sais qu'elles vont être détestées de ceux qui se prétendent être "dans la spiritualité." Je le fais pour écarter une partie des gens qui pourraient vouloir m'essayer parce que je suis la saveur de la semqaine à leur centre zen local ou quelque chose comme ça. C'est terrible pour ma "marque," mais c'est bon pour ma vraie vie.

La raison pour laquelle je ne suis pas très intéressé à grimper à l'échelle du succès de maître spirituel, c'est qu'à chaque fois qu'on passe au niveau supérieur, il faut compter avec une certaine proportion de compromis. Chaque nouveau niveau implique de plus en plus de compromis. Je ne sais pas pourquoi exactement, mais j'ai quelques théories.

Par exemple, imaginons quelqu'un qui commence un peu comme moi. il a une vraie pratique spirituelle qu'il mène en privé depuis longtemps. Il a fait quelques expériences mentales époustouflantes de par elle. Il a eu des pénétrations que pas tout le monde n'a. Il a quelque chose à offrir. Donc, il publie un livre.

Le livre paru, il commence à acquérir de la notoriété. Il passe dans quelques magazines. Lorsqu'il donne une conférence sur son livre, des gens y assistent. Donc il fait ce qui s'ensuit logiquement, ce que font les personnes dans sa situation, il monte un centre où des gens peuvent apprendre auprès de lui.

Mais ce qui se passe, c'est que le centre a des factures à payer. Il faut allumer la lumière et avoir l'eau courante, et tout ça. Et comme le centre a des factures à payer, le type en charge doit trouver moyen de mettre des fesses sur les sièges, d'avoir des gens qui viennent et qui font des dons. Comment mettre des fesses sur les sièges? Eh bien, une des façons, c'est d'amplifier le message un peu pour vous assurer que des gens continuent à venir et à contribuer. C'est aussi une bonne chose que de commencer à jouer le rôle, avec le costume. Les gens s'ont des attentes par rapport à ce dont une personne douée au plan spirituel doit ressembler et parler. Lorsqu'on fait ça, il y a plus de personnes qui contribuent davantage de sous.

Comme ces personnes continuent à contribuer, le centre prend de l'importance. Comme il prend de l'importance, le type en charge a davantage de responsabilités. Bientôt, il y en a d'autres que lui à salarier, parce que c'est trop pour une seule personne à gérer. Donc, ce n'est plus que le type qui a écrit le livre qui doit être payé, mais aussi toutes ces personnes qui travaillent pour le type qui a écrit le livre. Et avant peu, le centre et les opérations qui l'entourent ont encore pris de l'importance. Maintenant on a des gens qui travaillent pour les gens qui travaillent pour le type qui a écrit le livre, et il faut les payer aussi.

Si ça continue, notre type qui a eu une expérience spirituelle authentique et a écrit un joli livre dessus finit avec une espèce de monstre qu'il faut continuer à nourrir. Et la question du comment le nourrir devient la préoccupation numéro un de sa vie. Il n'a plus le temps d'être spirituel. Qui a le temps pour ça? Quelles qu'aient été les pénétrations qui l'ont amené là, elles n'ont plus d'importance. Mais il faut qu'il continue à faire semblant d'être le même qu'il y a dix ans quand il avait écrit ce livre, ou il y a vingt ans quand il avait eu la pénétration spirituelle sur laquelle il l'a écrit. Mais il n'est plus du tout ce type. Il n'est ni un humble moine ou un chercheur spirituel qui tente de se connecter avec quelque chose de plus grand qu'il y a en nous tous. Il est devenu un PDG.

Donc, même en étant parti avec les meilleures intentions d'apporter au monde ce truc spirituel qu'il a découvert, il a fini avec ce monstre qu'il lui faut entretenir et un tas de bouches affamées à nourrir. Entretenir le monstre a pris le dessus dans sa vie, et il ne peut plus rien faire d'autre.
Il y a peu, j'ai lu un livre intitulé Infinite Tuesday par Michael Nesmith. Michael Nesmith fut l'un des Monkees — un group pop des années '60 créé exprès pour la télé et qui, pendant un temps, a vraiment eu de l'importance. Un jour avant, ils n'étaient que des gamins normaux dans la jeune vingtaine, qui passaient une audition pour ce spectacle télé, et en un mois, ils étaient devenus des superstars. Nesmith est désormais dans la septantaine et le livre raconte sa vie, et comment tout ce truc s'est passé pour lui. Une des choses intéressantes qu'il en dit est ce qu'il appelle la "psychose de la célébrité." C'est ce qui s'est passé quand il a commencé à être célèbre en tant que l'un des Monkees. Il n'avait alors que 24 ans.

Il y dit qu'on se rend compte, lorsqu'on est dans cette position, qu'on a d'un coup beaucoup de pouvoir qu'on n'avait pas auparavant. Il ajoute que c'est assez intéressant de voir ce qu'on peut faire avec ce pouvoir. Mais qu'on ne comprend pas vraiment où ça mène. Et que lorsqu'on est dans cette position, on est l'objet de beaucoup d'adulation.

Ça m'arrive tout le temps. Pas au degré vécu par Michael Nesmith, mais cela arrive aux célébrités spirituelles autant qu'aux pop stars. Et la montée vers la gloire peut se révéler tout aussi soudaine et déstabilisante. A chaque jour j'ouvre mon courriel et je me fais louanger. Cela pourrait sembler sympa. Et ce l'est d'une certaine manière, mais c'est aussi très bizarre. J'ai l'impression de ne pas savoir de qui ils font l'éloge. Ils ne louangent pas le mec qui est assis là à lire ses courriels. Je me sens déconnecté de ce type. c'est pas moi. Je ne m'identifie pas avec lui. C'est de quelqu'un d'autre qu'ils parlent.

Mais on peut s'y faire. Il y de vraiment bonnes personnes qui s'y font et se mettent à s'identifier à cette personne dont ils lisent les louanges. Elles se disent que c'est leur truc et qu'elles sont dignes de cette adulation. Si ça vous arrive, vous vous mettrez inévitablement à commettre de sérieuses erreurs dans vos rapports sociaux. J'ai fait quelques erreurs dans mes rapports sociaux, ça, c'est sûr! Je pense que je m'en suis tiré, mais de justesse.

Lorsque je vois certains des scandales qui ont surgi dans le monde des célébrités spirituelles, je peux parfaitement comprendre comment ils sont arrivés. mes vices ne sont peut-être pas les mêmes que ceux dans lesquels vous avez vu certaines de ces personnes se vautrer, mais j'ai vu à quel point il est facile d'être tenté de prendre ce qui est librement offert par toutes ces personnes qui vous aiment tant. Plus on se laisse prendre à cette adulation, plus on commet d'erreurs. Et ces erreurs ne vont aller qu'en empirant si on les laisse faire.

Une autre des choses intéressantes qui arrivent, je pense, c'est qu'on se rend toujours compte qu'on part de travers. Mais ce n'est pas tout le monde qui peut l'admettre, même à soi-même. Et ces personnes pensent très souvent que trop de gens dépendent d'eux pour qu'ils puissent partir, même quand ils voient que partir serait la meilleure chose à faire. Ma théorie préférée veut que, lorsque cela en arrive là, ils sont nombreux à tenter de se saboter eux-mêmes. Ils tentent de se suicider en quelque sorte, ou du moins d'assassiner cette caricature d'eux mêmes en laquelle croient leurs admirateurs .

C'est parce que c'est un tel fardeau, de maintenir cette image de sainteté, alors qu'ils savent bien qu'elle est fausse. L'image de sainteté n'est pas juste fausse pour eux, en passant. Personne n'est en mesure d'être à la hauteur de l'image que certaines célébrités spirituelles cultivent pour elles-mêmes, ou qu'on a projetée sur eux, ce n'est pas possible. Donc, elles tentent de la saboter, par exemple en ayant une aventure avec une étudiante ou avec plusieurs, ou en repoussant les limites d'une autre manière. Le sexe est habituellement en cause, car c'est la chose qui paraît réussir à tout coup lorsqu'on veut que les gens cessent de croire que tu es un saint.

Je ne crois pas que cela se produise consciemment, dans la plupart des cas. Mais, quelque part derrière leur tête, les gens qui sont dans cette situation bizarre d'être une célébrité spirituelle savent que faire ce genre de choses est assuré de détruire leur carrière. Et c'est ce qu'ils veulent en secret. Ils veulent en finir. Et leur seule façon de se libérer de cette image de sainteté, c'est de la détruire.
C'est pas terrible comme stratégie. Quand ça se produit, bien des personnes en sont blessées. Mais je pense vraiment que, lorsque les choses s'emballent, pour certaines personnes, c'est la seule façon.

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