dimanche 13 décembre 2020

"Rester zen"

 

Je me souviens d'avoir en entendu des zénistes se plaindre de l'utilisation courante et commerciale du mot "zen" à toutes les sauces. S'ils avaient pu breveter le terme, ils l'auraient fait.

Il m'avait semblé que cette irritation était un peu mal placée. Car si cette expression a tant de popularité, c'est aussi qu'elle renvoie à quelque chose que, malheureusement, j'ai rarement vu chez les zénistes. 

Je ne me souviens plus qui, au XVIII° siècle, avait formulé que "l'hypocrisie est l'hommage que le vice rend à la vertu." Autrement dit, c'est parce que la vertu a meilleure presse que le vice que même les gens qui s'adonnent à ce dernier vont faire semblant d'être pratiquants de la première. Donc, si dans l'esprit populaire le zen correspond à quelque chose qui paraît souhaitable, c'est donc qu'il y a quelque chose. Et ce quelque chose, c'est l'équanimité.

J'avais déjà traité ce terme, de façon assez brève, au début septembre. Avec une illustration de St-Laurent sur son gril, pour faire bonne mesure... Où je faisais observer que l'équanimité est cette forme d'indifférence à ce qui nous arrive à NOUS!

L'indifférence tout court s'applique à ce qui arrive aux autres, et elle n'est pas possible pour un authentique pratiquant du bouddhadharma qui sait que ce qui arrive aux autres le touche aussi.

Aha! Me diront les petits malins, si ce qui arrive aux autres nous touche aussi, mais que nous sommes indifférents à ce qui nous arrive à nous, alors nous serons indifférents à tout. Ouiiiiiiiiiii, certes, c'est très cela. Continuez, vous êtes sur la bonne pente...

En fait, l'équanimité n'a pas à entraîner de passivité. Au contraire, elle libère. Car lorsqu'il y a quelque chose à faire, on n'a guère le temps de s'apitoyer sur son sort. A la limite, et dans la mesure du possible et du temps alloué, s'apitoyer sur les autres, sans que cela doive empêcher l'action. Prenons un cas de catastrophe. On peut être légèrement blessé, mais si cette blessure n'empêche pas d'agir, la réaction naturelle est d'aller porter secours à qui l'est plus gravement, sans trop se préoccuper de soi. Certes, il est dommage de devoir recourir à un exemple aussi extrême, mais les situations courantes participent pourtant du même principe, en moins spectaculaire.

Le problème vient peut-être en partie de ce que, pour un grand nombre de "zénistes", le zen leur est plus une identité qu'une pratique visant à se libérer. Dès qu'on s'attache à l'identité, le mot est là, il y a attachement. Et comme dit le sûtra: "comme [le bodhisattva] n'a pas d'attachement, il ne peut pas avoir de crainte."

J'ai vu des zénistes réagir avec une violence extrême à toute contestation de leurs habitudes. Il y a des opiniâtretés stupéfiantes chez certains d'entre-eux, qui correspondent à une remarquable incapacité à, justement, "rester zen" dans certaines circonstances.

Développer l'équanimité n'a rien de facile. Mais pour y arriver, encore faut-il bien comprendre ce qu'elle est. Elle consiste à se dire: "Ce qui est fait est fait," sachant que trépigner et se tordre les mains n'y pourra rien changer. Autant accepter le fait accompli et partir de là. S'il y a quelque chose à redresser, on ne le redressera juste en souhaitant que le fait n'est pas eu lieu. On ne peut faire qu'avec ce qu'on a, aussi déplaisant soit-il.

Voilà ce qu'est l'équanimité: ne pas se frapper, faire avec. Et, dans le cadre d'une discussion, cela peut éventuellement permettre d'aller plus loin.

mardi 1 décembre 2020

Duhkha, comme sensation de manque ou de vide


Bon, aujourd'hui, je vais reprendre le thème du moi, sous un autre angle. Celui de la sensation de manque, de vide, que tout le monde (du moins je le crois) a ressenti un jour ou l'autre. Cette sensation qui nous fait souffrir, évidemment, puisqu'elle est inconfortable.

La Première Noble Vérité nous dit qu'il y a l'insatisfaction. L'inconfort, c'est pareil. La seconde, dans sa version originale, nous dit qu'il y a l'accumulation...

Attendez! C'est pas censé être le désir? Ouais, c'est comme ça qu'on le traduit le plus souvent, mais non! Le mot d'origine, c'est samudaya, qui se traduit par "accumulation." Et de fait, que faisons-nous en général pour compenser ce vide, cette sensation de manque? Nous accumulons. Comme dans le dessin ci-dessus. Et ce que je voudrais explorer ici, ce sont les mécanismes qui conduisent à ça.

Notre "moi", notre personnalité, se construit au fil des ans. Et on peut dire de bric et de broc. Chez certains plus, chez d'autres moins. Mais en gros, nous sommes le produit de notre culture nationale, locale, familiale, avant même que d'être lâchés dans la nature, je veux dire l'école, et finalement la vie d'adulte. Notre personnalité se compose de ce que nous avons appris, de notre façon de réagir, de ce que nous avons plus ou moins inconsciemment copié de nos parents et nos proches, de nos expériences heureuses et/ou malheureuses, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en général, cela fait un tout un peu brinqueballant. Rien d'assuré. Une construction qui, si on la représentait en architecture serait dans beaucoup de cas un défi  à la gravité (terrestre, s'entend). Et cela nous rend insécures. 

Mais mieux encore, tout ça est en mouvement. Et qui dit mouvement dit espace. On a besoin d'espace pour danser. Et il m'est apparu que nous nous méprenons sur cet espace. Nous l'interprétons comme du vide, comme un manque.

Cela me rappelle une anecdote. J'étais à Poitiers, et un facteur d'orgues m'avait fait visiter le buffet de l'orgue de la cathédrale. Cet orgue est célèbre en France, car il est l'un des rares orgues anciens (il date du XVIII° dans son jus) à ne pas avoir été massacré par les modernisations du XIX°, et pire encore, celles de Norbert Dufourcq au XX°. Pour mieux me faire comprendre, lorsque les facteurs d'orgues du XIX° ou du XX° étaient chargés de moderniser ces instruments, ils cherchaient toujours à les augmenter en leur ajoutant des jeux. Et comme il y avait la place dans les buffets, ils ne se gênaient pas. Et même quand il n'y avait guère de place, ils quichaient!
Ce qui m'avait espanté, c'est que l'orgue de Poitiers a une sonorité incomparable avec une puissance rare. Et pourtant, en pénétrant dans le buffet, quelle surprise: il paraissait vide! Mais en fait, c'était cet espace, ce vide, qui lui conférait bonne partie de ses caractéristiques sonores. Les rationalistes des XIX° et XX° siècle ne pouvaient concevoir une telle chose, et avaient cru que cet espace était juste une invitation à "compléter" l'orgue.
J'ai vu aussi le salon d'un manoir du XVII° siècle, une pièce plus grande qu'un grand appartement tout entier, bien 100 m² mais si remplie, tellement quichée de meubles qu'on n'y pouvait circuler et qu'elle en donnait l'impression d'être petite. 

Il nous faut réapprendre à estimer cet espace, et à l'évaluer différemment. Ce n'est pas du vide. Ce n'est pas de l'espace perdu. Ce n'est pas du manque qu'il faille à tout prix combler.

Quand j'étais gamin, nous avions ce jeu de taquin qui a été plus tard remplacé par le Rubik'sCube. Parfois, il m'arrivait, après avoir complété le jeu, d'avoir l'impression qu'il manquait le 16° carreau, tout en convenant en toute logique que, si l'on remplissait ce carreau, il ne pourrait plus y avoir de jeu. 

Je pense que c'est ce qui nous arrive. Tant que nous n'aurons pas appris à estimer de façon positive cet espace qui nous permet de "danser" notre vie, nous continuerons à vouloir le remplir avec ce qui nous vient à l'esprit, et d'accumuler des relations humaines, sexuelles, des biens, de l'argent, de collectionner des objets de façon parfois obsessionnelle, et de verser tout cela dans un trou sans fond, apparenté au fameux tonneau des Danaïdes. Ce mécanisme explique d'ailleurs pourquoi les riches sont si facilement beaucoup plus radins que les pauvres. Un pauvre sait qu'il n'a rien, et le peu qu'il a, il le partage plus volontiers parce qu'il a plus facilement d'empathie pour qui est dans une situation analogue à la sienne.
Mais un riche, non! Il n'arrête pas de déverser des monceaux de richesses, de biens, d'argent, de yachts, de voitures, de maisons, dans son trou sans fond, et peu importe l'aspect colossal de ce qu'il y verse, il voit qu'il n'arrive pas à boucher le trou. Au lieu de convenir que c'est un trou sans fond, il s'acharne, et s'il possède la moitié de la terre, il voudra s'emparer de l'autre moitié dans l'espoir que cela marche. Et c'est pour ça que dans les six catégories d'êtres, les dieux ne peuvent accéder à la salvation.



 

jeudi 29 octobre 2020

Montaigne, Essais (Livre II, ch. 12, dans "Apologie de Raymond Sebond")

Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsi n il ne se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant, et le jugé, estans en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceuë, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre, et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disoit que les corps n'avoient jamais existence, ouy bien naissance, estimant qu'Homere eust faict l'Ocean pere des Dieux, et Thetis la mere : pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé : Heraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere : Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant ; Et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd'huy non convié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : Et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat : car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon, que ce qui commence à naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d'estre. Pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d'un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme : puis un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de mammelle ; apres il devient garçon ; puis consequemment un jouvenceau ; apres un homme faict ; puis un homme d'aage ; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours deffaisant et gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res, omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

 

 [Finalement, il n'y a aucune  existence constante, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l'eau : car plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, plus il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner. Ainsi, vu que toutes choses sont sujettes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une réelle subsistance se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né. Platon disait que les corps n'avaient jamais d'existence, oui [mais] bien naissance, estimant qu'Homère eût fait l'Océan père des Dieux, et Thétis la mère; pour nous montrer, que toutes choses sont en flux, muance et variation perpétuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parménide, qui refusait mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagore, que toute matière est coulante et glissante. Les Stoïciens, qu'il n'y a pas de temps présent, et que ce que nous appelons présent, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé; Héraclite, que jamais homme n'était deux fois entré en même rivière; Epicharme, que celui qui a depuis longtemps emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant. Et que celui qui a été invité hier soir à venir dîner ce matin, vient aujourd'hui non convié; comme ils ne sont plus eux-mêmes, ils sont devenus autres. Et qu'on ne pouvait pas trouver une substance mortelle deux fois dans le même état: car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, tantôt elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon que ce qui commence à naître, ne parvient jamais jusqu'à la perfection d'être. Pour autant que ce naître ne s'achève jamais, et jamais ne s'arrête, arrivé au bout, mais, depuis la semence, va toujours se changeant et muant de l'un à l'autre. Comme de semence humaine se fait tout d'abord dans le ventre de la mère un fruit sans forme : puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant à la mamelle ; après il devient garçon ; puis conséquemment un jouvenceau ; après un homme fait ; puis un homme d'âge ; à la fin vieillard décrépit. De manière que l'âge et la génération subséquente va toujours en défaisant et en gâtant la précédente.

Oui le temps modifie la nature du monde,
Tout quitte son premier état pour un autre, inévitablement,
Rien ne reste identique: Tout passe, tout change,
Tout se transforme. Telle est la loi de la nature.

                                         (Lucrèce, La nature des choses,  V, 828)]

dimanche 4 octobre 2020

S'harmoniser

 S'harmoniser


 

(Je reposte ici un vieil article d'il y a quelques années).

S’harmoniser, ah, le vilain mot !

Hier encore j’ai entendu quelqu’un me dire qu’il « fallait s’harmoniser ». Oh que cette expression me gonfle !

Il s’agit d’une expression courante dans les groupes bouddhistes, surtout d’inspiration japonaise. En effet, on la retrouve aussi bien au sein de la Soka Gakkai que dans les divers groupes zen. Son sens est essentiellement le suivant : peu importe ce qui se pratique dans le groupe, tu fais pareil. Si le groupe décide de mettre soleil au féminin et lune au masculin, tu t’harmonises. Peu importe qu’en dehors du groupe il en aille autrement, on s’en fout, tu t’harmonises ! Si le groupe te dit que deux et deux font cinq, tu t’harmonises ! C'est ainsi que dans l’artisanat, la simple tradition sans imagination tend à s’appauvrir, par la force des choses.

Pour quiconque connaît un peu la sociologie orientale, ce genre de délire ne provoquera aucune surprise. Même les anti-conformistes s’y réunissent en groupes d’anti-conformistes, groupes dans lesquels tout le monde fait pareil, évidemment.

 
Ça me rappelle un dessin que j’avais vu, montrant un troupeau de moutons s’avançant vers une falaise, et, bien entendu, les premiers étant poussés par ceux derrière tombaient inéluctablement dans le ravin. Sauf une brebis, à contre-courant, qui tentait de remonter le flot suicidaire du troupeau, en disant : « Excusez-moi. Excusez-moi ». Sale individualiste qui refuse de s’harmoniser ! !

En fait, ce qui me paraît évident, c’est qu’on se trouve encore une fois face à un malentendu. Je ne vais pas rappeler la nature intimement dictatoriale des divers régimes politiques qui se sont succédé au Japon du XVI° siècle au milieu du XX°. Il me semble qu’il n’est pas besoin d’être trop malin pour deviner que ça ait pu avoir une influence sur les mentalités, surtout quand on voit l’impact que la Grande Dictature Militaire qui chevauche la fin du XVIII° et le début du XIX° a pu laisser sur les mentalités françaises.

Cette nécessité de s’harmoniser existe. Mais pas à tout prix. Et, surtout, elle ne doit pas être un moyen autoritaire de faire rentrer les moutons noirs dans le rang. Pour qu’elle soit valable, il faut qu’il s’agisse d’une initiative individuelle et intérieure, et qu’elle ne s’apparente pas à une démission ou une compromission.

Mais dans le cadre de l’autoritarisme, il s’agit au contraire du prétexte rêvé pour faire taire tous les empêcheurs de tourner en rond. C’est un appui indéfectible à la rigidité mentale, et l’idéal pour pouvoir éviter de se remettre en question.

A moi, il me semble que l’agir juste de l’Octuple Noble Sentier implique de s’adapter aux circonstances, de modifier les choses en fonction de ce qu’on peut découvrir avec l’expérience. Refuser de modifier un comportement au prétexte que c’est la tradition est formellement déconseillé dans le Sûtra aux Kalamas, où il est dit « Ne croyez pas parce que le moine l’a dit, ou parce que c’est la tradition ». Moi, mon expérience d’artisan m’a permis de voir comment la « tradition » peut se déformer en l’espace de quelques années, voire parfois de quelque mois. Et il faut parfois beaucoup d’observation et d’humilité pour remettre en question ce qu’on croit savoir, parce que cette remise en question implique l’admission de ce qu’on s’est trompé, ou qu’on a été trompés. La transmission ne se fait jamais à l’identique. Un maître forme un élève dans la mesure de ses capacités, mais aussi dans la mesure des capacités de l’élève. Chaque être humain est différent de l’autre, et donc la compréhension est toujours fonction de la conformation propre de chacun. Un maître transmet les choses au fur et à mesure d’un programme qu’il s’est donné, mais aussi au gré des circonstances. Certains éléments qui reviennent plus souvent que d’autres sont plus facilement enseignés, et transmis, et compris en fonction des capacités de l’élève. Certaines choses il les comprendra moins bien que d’autres. Certaines, dont l’usage n’est guère fréquent risquent de ne pas bénéficier de la même maîtrise que ceux qu’on pratique tous les jours. C’est ainsi que dans l’artisanat, la simple tradition sans imagination tend à s’appauvrir, par la force des choses.

mardi 29 septembre 2020


 L'éthique selon 

Nishijima rôshi



Dans une vidéo récente, Brad Warner mentionne des images d'archives (qu'on peut retrouver sur shobogenzo.net) où Nishijima rôshi parlait de l'éthique.

Ce sujet en était un dont Nishijima parlait tout le temps. Il disait qu'il y avait deux sortes d'éthiques.
Un éthique basée sur l'esprit, et une éthique basée sur les sens.

L'éthique basée sur l'esprit, ou éthique idéaliste, est celle qui nous est le plus familière. C'est aussi celle que décrit la plupart des religions.  Il s'agit de normes de ce qui est bien ou mal, de ce qui est juste ou erroné, correct ou incorrect. Ces normes sont toujours données comme absolues, et le but de la vie religieuse est de s'y tenir.

L'éthique basée sur les sens requiert un peu plus d'explications.
En général, d'un point de vue matérialiste, disait-il, ce qui est confortable est bien , et ce qui ne l'est pas est mauvais. Autrement dit, le matérialiste cherche le confort et tente d'échapper à l'inconfort.
Normalement, on ne décrirait pas ce type de comportement comme éthique, et de fait, les penseurs matérialistes ont souvent nié la valeur de l'éthique et des lois morales, mais Nishijima croyait que même la négation de l'éthique était en soi une forme d'éthique. 

Dans la vidéo, Nishijima rôshi cite le passage suivant du Genjô-kôan:

Quand les poissons se déplacent dans l'eau, de quelque manière qu'ils se déplacent, l'eau est sans fin. Quand les oiseaux volent dans le ciel, de quelque manière qu'ils volent, le ciel est sans fin. En même temps, les poissons et les oiseaux n'ont jamais, depuis les temps anciens, quitté l'eau ou le ciel. Simplement, quand l'activité est grande, l'usage est grand, quand la nécessité est petite, l'usage est petit. En agissant dans cet état, aucun ne manque de réaliser ses limites à chaque instant, et aucun ne manque de faire librement un saut périlleux en tout lieu; mais si l'oiseau quitte le ciel, il mourra tout de suite, et si un poisson quitte l'eau, il mourra tout de suite. Alors on peut comprendre que l'eau est vie, et on peut comprendre que le ciel est vie. Les oiseaux sont vie, et les poissons sont vie.  C'est peut-être que la vie est oiseau et que la vie est poisson. Et en allant toujours plus avant, l'existence de leur pratique-et-expérience et l'existence de leur vie sont comme cela. Ainsi, un oiseau ou un poisson qui aurait l'intention de ne se déplacer dans l'eau ou dans le ciel qu'après avoir atteint le fond de l'eau ou qu'après avoir totalement pénétré le ciel, ne pourrait jamais trouver sa voie ou trouver sa place dans l'eau ou le ciel. Quand on trouve cette place, cette action est forcément réalisée en tant qu'univers. Quand on trouve cette voie, cette action est forcément l'univers réalisé lui-même.

 Et il poursuit en disant que notre vie quotidienne est un continuum infini d'action. Mais l'action a toujours lieu en contexte, contexte sans lequel l'action ne pourrait avoir lieu, car ils sont, action et contexte, indissociables.

Brad Warner fait ici un commentaire: "Nous nous voyons souvent en scène, avec l'idée que la scène est séparée de nous. Mais Nishijima, Dôgen et bien d'autres philosophes bouddhistes nous disent que l'endroit où nous agissons et nous mêmes ne faisons qu'un tout indivisible."

Nishijima rôshi ajoute ici que notre action remplit toujours l'Univers, et que nous sommes toujours libres dans l'état de l'action. 

En cela, on peut dire de Nishijima qu'il est, tout comme Dôgen, un réaliste mystique. 

Maître Dôgen nous dit que si, nous êtres humains, avant d'agir, voulions comprendre parfaitement ce que sont les circonstances, nous ne pourrions jamais agir et ne pourrions jamais trouver notre façon de faire ainsi que notre place (voir la référence aux oiseaux et aux poissons). 

Donc, l'action éthique a toujours lieu dans un état où, du moins de façon cognitive, on ne va pas pouvoir comprendre, et que si on tente de le faire, avant d'agir, on ne va jamais agir ou alors, à contretemps. J'ai un souvenir très net d'un accident de voiture évité à quelques centimètres près, parce que j'ai réagi sans réfléchir, et que l'action était celle qui convenait à l'instant où il le fallait. Si j'avais dû réfléchir avant d'agir, je n'aurais pu éviter l'accident et j'aurais peut-être tué une personne (même sans être en tort). Mais lorsqu'on trouve sa place, l'action rend l'Univers réel et en trouvant son mode d'agir, l'action est toujours l'état du grand Univers réalisé. Cette façon et ce lieu ne sont pas des concepts qu'on puisse décrire en mots comme "grand" ou "petit." Ils ne sont ni subjectifs ni objectifs. Ce ne sont pas des états qui auraient existé dans le passé et ils n'ont pas non plus apparu à l'instant. Ils sont juste devant nous, évidents, ici et maintenant, comme cela. 

Autrement dit, pour Nishijima, ce qu'il  nous faut faire au plan éthique se trouve devant nous, comme un énorme placard publicitaire avec des néons clignotants, mais nous réussissons à ne pas le voir, à cause de nos oeillères que sont le point de vue idéaliste et le point de vue matérialiste. 

L'action est l'unité entre sujet et objet. Elle n'est pas seulement subjective ou seulement objective. Quand on agit avec sincérité, il devient difficile de nous voir nous, en tant que sujet, comme étant séparés du monde extérieur sur lequel on agit, en tant qu'objet.

Nishijima rôshi prend donc ce qui est souvent écrit par d'autres auteurs bouddhistes d'une façon un peu mystique et éthérée, et il le présente en termes très concrets. L'action est l'interface entre sujet et objet. Donc, la division entre sujet et objet n'existe que dans notre tête, dans notre esprit cognitif. Dans le monde réel, cette différence n'existe pas.

Nishijima: "Selon le point de vue que je viens de décrire, que notre vie est action, on peut voir que, pour le bouddhisme, la chose la plus précieuse en ce monde n'est autre que de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est erroné. Donc, l'éthique en action est ce qui est juste, ici et maintenant."

(Dans ce dernier paragraphe, on a une allusion au chapitre Shoaku Makusa du Shôbôgenzô).

samedi 19 septembre 2020

le quatrième précepte: ne pas mentir

Quatrième précepte: Ne pas mentir

C'est à dire ne pas dire ce qu'on sait ne pas être vrai.
"Ce précepte a été maintenu par les bouddhas du passé. Il a été transmis par les patriarches. Nous tenterons de le garder jusqu'à la fin de nos vies."

En voilà un précepte simple, et qui paraît facile à garder, et pourtant!

Aujourd'hui, je vais vous parler de cette merveilleuse et incroyable capacité que nous avons tous, non seulement à mentir, mais surtout, à nous mentir à nous-mêmes, effrontément!

Il y a dans Harry Potter un passage ou Dumbledore, le directeur de l'école de magie, explique que dans sa jeunesse, il avait participé à quelque chose de monstrueux, avant de se repentir, et de combattre et vaincre son ancien complice, qui l'y avait entraîné sur la base du "bien supérieur". L'idée que, dans un but noble et supérieur, on puisse "temporairement" faire le mal, "pour le bien de tous". Mais ce qui le fait changer d'avis, c'est aussi parce que ce genre de mensonge ne marche qu'un temps sur les personnes honnêtes. Si on est sincère, on est bien forcé de se rendre compte du bobard.

Pour moi, cette découverte, il y a bien longtemps, fut un choc. Cette capacité que nous avons à nous raconter des bobards pour excuser nos faiblesses, et qui plus est, d'y croire!!! Un jour, face à un de ces cas, je m'étais dit, comment peux-tu accorder foi à un tel bobard, alors que tu es quand même le mieux placé pour savoir que c'est bidon!" Un de ces cas, en particulier, était la relation avec mon maître d'apprentissage. J'avais été prévenu que ce n'était pas quelqu'un de fiable, la perspicacité de médecin de campagne de mon père l'avait amené à m'avertir, de nombreux incidents m'avaient montré que c'était vrai, mais je m'accrochais à cette relation parce que je me disais que c'était la seule façon pour moi d'apprendre la lutherie. Et j'en ai été pour mes frais. Abrégeons.

Pourquoi nous mentons-nous? Et pourquoi croyons-nous à ces mensonges? Parce que nous sommes intéressés. Je discutais hier avec un ami qui se plaignait des intrigues dans sa famille autour d'un héritage. Lui a un point de vue informé par le fait qu'il ne veut pas un sou de son père. Les autres sont tous intéressés, ce qui fausse leur jugement en l'affaire. Et les monte les uns contre les autres. Chaque fois qu'on est dans l'attente, cela fausse tout. Le vendeur qui est en attente du client va agacer un éventuel client en tentant de le forcer à acheter.

Italo Calvino:
                Che pena.
                Sperare, intendo.
                E' la pena di chi non sa rinunciare.

(Quelle peine. Espérer, je veux dire. C'est la peine de qui ne sait renoncer).

jeudi 10 septembre 2020

L'amour propre ne le reste jamais bien longtemps


J'avais été très amusé à la lecture du titre de cette BD de Lauzier qu'il avait intitulée "L'amour propre ne le reste jamais bien longtemps", parce qu'il évoquait l'idée que l'amour propre, c'était comme un slip...

Evidemment, non seulement c'est totalement intraduisible en une autre langue, mais en plus l'expression, telle qu'elle est constituée, est totalement inexacte. Il ne s'agit pas d'amour, seulement de complaisance, et le mot "propre" est ici réflexif et n'a rien à voir avec la propreté. Mais, bref, cela m'amène à parler de l'orgueil, de l'ὕϐρις (hubris), du nombrilisme, et donc de ce que tout le monde dans le zen appelle l'ego.

Je dis souvent qu'il y a deux catégories de personnes: celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Les premières, plus rares, sont ces timides, qui s'excusent toujours de n'avoir aucune confiance en eux et qui n'oseraient jamais rien, à la limite. Et puis, il y a les autres, qui se construisent des façades, impressionnantes et intimidantes comme des forteresses, ou élégantes et somptueuses, parfois très chargées comme des architectures de la Renaissance ou celles du Second Empire, ou froides et insipides comme l'architecture contemporaine. Toutes les variations sont possibles, mais derrière ces façades, toujours, se cache un pauvre type qui se c*** dessous qu'on découvre qui il/elle est vraiment.
Et on se ment à soi-même, et on essaie d'impressionner, et on joue de la séduction, etc., etc., mais en réalité, on a juste peur. Et puis un jour, j'ai entendu Kengan Robert dire à une émission de télé: "La confiance en soi? Mais ça ne sert à rien! On n'a aucun besoin d'avoir confiance en soi. Ce qu'il faut, c'est d'avoir confiance en ce qu'on fait!"
Et là, ça a fait tilt! Parce que ce qu'on sait faire, il faut le faire, comme le disait Scott Ross, et que, quand on se concentre sur ce qu'on fait, on n'a pas le temps de se préoccuper de soi. Et en fait, il vaut mieux ne pas avoir confiance en soi, vu qu'on n'est pas fiable!
Se concentrer sur ce qu'on fait, et si on y ajoute la sincérité, cela permet de ne pas se sentir anéanti par une critique négative, parce que cette sensation vient juste de notre peur de révéler au monde ce que nous percevons comme la nullité de notre "soi". Et alors se produit un phénomène extrêmement intéressant: devenus capables d'encaisser cette critique, parce qu'on ne la met plus en relation avec notre manie de la représentation, on peut en tirer profit, et améliorer ce qu'on fait et ce qu'on sait faire. Du coup, on a de plus en plus confiance en ce qu'on fait, et comme on se méfie de "soi", on ne se laisse pas avoir par des attitudes idiotes qui viendraient tout gâcher.

J'ai vécu, il y a peu, une démonstration vivante de ce que j'écris ici.
J'étais en contact avec une personne qui avait demandé à être mon étudiant, et que je suivais avec attention. Cette personne avait tout pour me succéder, et c'est pourquoi j'avais très tôt pris la décision de lui donner la Transmission du Dharma, le fameux shiho dont j'ai parlé précédemment. Il n'y avait qu'un détail qui me retenait, et qui était son insécurité profonde qui se manifestait de façons plutôt incompatibles avec la charge. J'ai donc à plusieurs reprises tenté de l'orienter vers des attitudes plus sereines, en insistant sur ses compétences professionnelles, en tentant de désamorcer ses insécurités par rapport aux milieux universitaires etc., mais en pure perte. Lorsque je lui ai reproché des attitudes d'avidité cela a créé un froid, mais j'ai cru que l'effet serait bénéfique. Et puis (et je crois que c'est la goutte qui a fait déborder le vase) je lui fait une observation d'ordre esthétique sur un truc que je trouvais gênant dans un de ses travaux, et alors, cette personne a totalement coupé les ponts avec moi, me laissant avec un peu d'amertume d'avoir misé sur elle, conjointe à un soulagement de n'avoir pas donné la transmission trop légèrement à quelqu'un qui en aurait probablement fait mauvais usage, étant donné cette attitude.

Pour être un bon enseignant, il faut toujours être disposé à apprendre, même des plus mauvais élèves. J'imaginais un peintre talentueux qui peindrait un tableau sublime, et qui déciderait, à la façon chinoise, de l'orner d'un poème (ce qui s'est eu fait aussi sous nos climats aux XV° et XVI° siècles, et même plus tard sur les gravures). Et on lirait: "L'etang est bo, le si elle est bleue, geai deux oizôs qui ontouffé pour est treureu" Et qui se vexerait parce qu'on lui reproche son orthographe approximative. Mais que vaut-il mieux? Une observation bienveillante de la part d'un ami, ou les moqueries plus ou moins sous cape des personnes voyant le tableau?

jeudi 3 septembre 2020

L'équanimité


 Souvent les gens demandent quelle est la différence entre l'équanimité et l'indifférence.

L'indifférence c'est quand il t'arrive un truc terrible, et que la personne auprès de qui tu cherches à exprimer ton désarroi te dit: "Bien sûr, mais que veux-tu que j'y fasse?"

L'équanimité, c'est quand il t'arrive un truc terrible et que tu encaisses stoïquement le coup et qu'un proche vient essayer de te consoler en paraissant plus désolé que toi et que tu dis à cette personne: "Bien sûr, mais que veux-tu que j'y fasse?"

Il faudrait un peu cesser de voir la paille dans l'oeil du voisin en négligeant la poutre qu'on a dans le sien... 

______________________________

L'image est une illustration du livre de Jacques de Voragine sur les vies des saints (La Légende dorée). Laurent est condamné à mourir sur un gril. Il est étendu sur la braise et la légende veut qu'il ait à un moment dit à ses bourreaux, "C'est cuit, vous pouvez retourner".

mardi 25 août 2020

Lettres à un ami mort

 Brad Warner, mon "grand-frère" et ami,  a publié il y a un an un livre dédié à un de ses amis de jeunesse qui venait de mourir d'un cancer. 

Les éditions L'Originel (Antoni) l'ont fait traduire et il paraîtra dans quelques jours (le 4 septembre, je crois). Ils m'ont fait l'honneur de m'en envoyer un exemplaire que j'ai lu avec avidité, et dont je vais essayer ici de rendre compte.

Je dois avouer que je suis très agréablement surpris de la traduction, qui évite un grand nombre des pièges de la traduction française traditionnelle, qui aurait souvent trop tendance à "civiliser" les auteurs au nom d'une norme littéraire au cul un peu serré. (Voilà, je l'ai dit!). la

Ce livre a été en grande partie commencé lors d'une des tournées que Brad effectue régulièrement en Europe depuis 2009, alors qu'il était en Allemagne et qu'il a appris la mort de son ami Marky. Lorsque des amis, des vrais meurent, il nous reste toujours un goût de cendre dans la bouche, parce que nous savons que nous ne pourrons jamais plus passer des nuits enfiévrées à discuter de ce que nous n'avons pas pu nous dire pendant les années que nous ne nous sommes vus, parce que nous ne pourrons jamais plus rire ensemble, parce que... C'est un argument que je commence à ne connaître que trop bien.

Comme Brad a ce côté graphomane qui m'a toujours manqué, cela lui a donné l'inspiration d'écrire une lettre, puis une autre et encore une autre et ainsi de suite à cet ami qui ne pourra jamais les recevoir. C'est un bon défouloir. Il a donc pris, à son habitude, habitude qui me plaît bien depuis que j'ai eu lu Zen and the Art of Motorcycle maintenance" en 1973 (j'ai horreur du titre français, parce qu'il renvoie à une version tellement abominablement mauvaise et tronquée de l'original américain), de décrire des événements "réels" dont il profite pour donner des exemples d'application pratique du Dharma. Comme il l'explique lui-même, à la fin du livre, les lettres sont romancées, laissant croire qu'elles sont écrites lors d'une seule et même tournée, alors qu'il s'inspire d'événements relatifs à plusieurs d'entre elles. Mais ne savons nous pas que la fiction est bien plus efficace pour représenter la réalité que de maladroites tentatives de la représenter directement (quatrième des propositions de Nishijima: la réalité est trop complexe pour être décrite, elle est ineffable).

Cela donne une série de textes courts (une dizaine de pages en général) qui se laissent lire avec facilité, et dont la verve et la sincérité émeuvent aisément, mais qui, comme je le disais, permettent de cadrer des leçons de Dharma de façon non barbante, son propos fictionnel étant justement d'en parler à quelqu'un qui, de son vivant ne s'y est jamais assez intéressé pour poser à Brad des questions sur le sujet, tout en sachant qu'il était là-dedans. Sa fiction étant donc que, enfin, en quelque sorte, Marky lui pose ces questions, et qu'il y répond. 

Ceux et celles qui me lisent savent que j'apprécie sa façon d'écrire depuis longtemps, et surtout de ne pas intellectualiser le Dharma comme tant d'autre le font, avec des résultats pratiques palas souvent à la hauteur. Là on a des applications directes et praticables pour tout le monde, par exemple l'équanimité que trop de gens confondent avec l'indifférence; la mort; la dépression; les services funèbres; l'incommunicabilité de l'éveil; du bouddhisme comme méthode pour arriver à la vérité; le non-soi (cette lettre-là en particulier mérite le détour); la prajñâ; la méditation et l'inutilité de recourir aux drogues pour arriver au résultat; les institutions et les rituels, et j'en passe. Chacun de ces thèmes est traité avec entrain, avec cet esprit caustique qui est si caractéristique de l'auteur (et qui surprend toujours les personnes qui le rencontrent en personne tant il est différent de l'impression qu'il donne à l'écrit), et avec une superbe pénétration.

Il faut dire que Brad Warner, contre toutes apparences, est un connaisseur très avancé de Dôgen qu'il a lu en japonais comme en anglais, et qui n'hésite jamais à consulter d'autres traducteurs que son maître pour établir ses textes, même si Nishijima reste une référence constante. Mais c'est aussi un pratiquant d'une rare sincérité, en conformité avec cette phrase de maître Dôgen,  赤心片 [sekishin henpen] qui veut dire "sincérité instant après instant".

Petites critiques, néanmoins: en français nous avons des accents, ce n'est pas comme l'anglais, et je trouve bête de ne pas les utiliser pour rendre les syllabes longues du japonais comme du sanscrit, ce qui peut toujours être utile pour qui cherche à en retrouver  les caractères comme la prononciation. Dôgen s'écrit avec un accent circonflexe parce que le Dô de Dôgen est long. D'ailleurs, en caractères syllabiques japonais, cela s'écrit do-u, pour rallonger la syllabe. 

De même, je déplore un rendu très approximatif des noms sanscrits, mis au féminin quand ils sont masculins et au masculin quand ils sont féminins. Sangha, contrairement à une légende entretenue par trop de gens, est, comme Bouddha et Dharma,  du genre masculin (des auteurs bouddhistes m'ont confié avoir constaté que des "correcteurs" avaient "corrigé" leur sangha au féminin, mais Tolkien avait eu, lui aussi ce genre de problèmes) et la prajñâ (l'accent grave en faisant foi) est du genre féminin.

Mais comme je le dis, ce sont des détails qui n'irritent que le pédant de mon genre, et ils ne déparent pas une production que je trouve splendide.

dimanche 16 août 2020

Le don, la gratuité, la générosité.

 En complément du précédent article, une petite bafouille sur le don.

Le don est la base de toute vie sociale. Une société ou tout serait systématiquement monnayé (tel que les néo-libéraux semblent vouloir nous la créer) serait tout simplement invivable. Don, contre don, reconnaissance, comme le fait observer J.C. Michéa sont indissociables de l'éthique sociale, mais tendent à se raréfier au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie de l'argent, tant le fait d'être riche donne l'impression d'entraîner de façon collatérale et presque systématique, la radinerie. 

Mais si cela est quelque chose que chacun peut aisément comprendre, il y a un petit détail que mon expérience personnelle m'a permis d'observer: c'est que donner peut se révéler relativement facile, tant cela apporte de valorisation sociale à la personne qui donne. C'est d'ailleurs ce qui peut rendre si odieuse la charité de certaines personnes, comme dans la chanson de Jacques Brel, "les Dames patronnesses" où l'une d'elle dit: "Ainsi j'ai dû rayer de ma liste, une pauvresse qui fréquentait un socialiste", ou les groupes religieux qui offrent une soupe populaire dans le but de recruter.

Mais recevoir! Je connais des personnes qui ont horreur de recevoir un cadeau, même si eux en font tout le temps. Or, cela et d'autres expériences plus douloureuses m'ont amené à constater qu'il faut, en fait, plus de générosité pour recevoir que pour donner.
Certes, il y a des cas où il vaut mieux refuser certains cadeaux empoisonnés, mais 

 

dans l'ensemble, si le cadeau ou le don est vraiment offert avec sincérité, j'observe qu'il faut plus de générosité pour l'accepter que pour le donner. 

Car recevoir un don implique la reconnaissance, l'obligation ("je suis votre obligé"), "merci" ("je suis à votre merci"), la grâce ("je vous en rends grâce). 

C'est même une des raisons pour lesquelles, dans le bouddhisme traditionnel, un moine ne remercie jamais les personnes qui lui font l'aumône de sa nourriture, car cela diminuerait le mérite de la personne qui fait le don. Un don qui est alors sans même la petite contrepartie de la démonstration de gratitude.

Faites-en vous-même l'expérience, la prochaine fois qu'on vous fera un cadeau. Essayez d'avoir de la gratitude, même si c'est une horreur achetée pour 2 euros que vous mettrez dans un placard pendant quelques années avant de pouvoir en disposer en toute sécurité.  Et essayez de voir cette gratitude comme de la générosité de votre part, et vous verrez comme tout change.

vendredi 7 août 2020

Mushotoku

無所得 [MUSHOTOKU] Nom, adjectif négatif 1. Ne pas avoir de revenu
Nom 2. état de non-attachement; défaut d'attachement; n'être en quête de rien; terme bouddhiste

Boshidharma, à peine arrivé en Chine, fut reçu par l'Empereur Wu des Liang, qui lui dit: "J'ai fait construire de nombreux temples, fait traduire de nombreux sûtras et encouragé le bouddhisme. Quels sont mes mérites?" La réponse de Bodhidharma ne se fit pas attendre: "Aucun mérite!"

J'ai déjà traité de ce sujet, mais je pense qu'on n'y revient jamais assez.
Dans le zen, on parle très fréquemment de "mushotoku" qui veut dire litéralement "sans idée de profit" et, dans ce contexte, "gratuit", ou "désintéressé".
J'ai déjà mentionné comment on dirait que, pour certains, utiliser le terme chinois permet de balayer le sens sous le tapis. Et pourtant, cette notion de désintéressement est essentielle. Certes, tout le temps on vous objecte qu'on ne va pas se lancer dans une chose aussi ardue que la Voie bouddhiste sans avoir un minimum de raison de le faire. Et c'est là qu'intervient la nuance. On peut avoir des raisons de faire quelque chose, mais il est préférable, pendant qu'on la fait, de ne pas penser à l'objectif.
Je redonne deux exemples. Le premier est celui du voyage en voiture avec des enfants qui demandent tout le temps (et qu'est-ce que ça peut taper sur les nerfs!!!)
"Quand est-ce qu'on arrive?"


On ne peut trop leur en vouloir, déjà qu'en raison de leur taille, ils ne voient pratiquement rien, et la monotonie dans ce cas est grande. Ces enfants qui geignent en permanence "Quand est-ce qu'on arrive?", on les a dans la tête, dès qu'on fait quelque chose qui demanderait un minimum de patience. Par exemple, la personne qui veut maigrir, et qui se pèse à toutes les heures pour voir si ça a marché.

Lorsqu'à 50 ans, je me suis résolu à entreprendre des exercices de yoga pour m'assouplir, je me suis dit qu'il le fallait, parce que la vieillesse étant ce qu'elle est, ma forme physique n'allait pas s'améliorer d'elle-même, bien au contraire. Pour moi, il s'agissait certes de préserver un minimum de qualité de vie physique. Mais j'ai immédiatement compris qu'il fallait les faire "mushotoku", c'est-à-dire sans espoir d'amélioration de ma souplesse, parce que sinon, ça allait être décourageant. Je les ai donc fait, (et je me suis imposé une routine où je les faisais -- où je les fais -- tous les jours) en ne me préoccupant pas des résultats, juste parce que je savais que, de toute façon, c'était la chose à faire. En même temps, je m'étais rappelé mon expérience où j'avais arrêté la cigarette en 1979, grâce à l'observation de mes échecs précédents et grâce à cette observation, en mettant au point des ruses me permettant d'échapper aux rechutes causées par ce que j'appelle "l'effet de la porte coincée"*

Dans tous les cas de figure, l'esprit de désintéressement est un outil efficace pour lutter contre le découragement qui survient nécessairement lorsque des efforts ne sont pas récompensés. Si on n'attendait aucune récompense au départ, on ne peut être déçu, c'est pourtant simple.

Mais l'aspect le plus désagréable ici, c'est lorsque les gens sont "intéressés". Il existe une expression équivalent en sino-japonais qui est 有所得 [USHOTOKU], U étant ici le verbe avoir, le tout voulant donc dire "avoir une idée de profit". En fait, on pourra observer qu'une personne qui ne fait les choses que par intérêt est presque constitutionnellement incapable d'imaginer qu'une autre personne puisse être désintéressée. Face à une personne agissant de façon désintéressée, elle interprétera l'action de cette personne selon ses catégories, et passera totalement à côté. Et de fait, lorsque, en 1973, j'ai croisé mon maître d'apprentissage, il se trouvait dans une situation professionnelle et économique difficile. Il ne parlait ni français ni anglais, il avait l'impression de perdre son temps à réparer des instruments sans intérêt, et était totalement dépendant de son associé pour le contact avec la clientèle. Je n'avais que 23 ans, et je me suis démené pour le faire déménager, lui ouvrir des contacts avec les professionnels de sa nouvelle ville, lui trouver un local adéquat à l'exercice de son travail, convaincu ma famille de lui prêter de l'argent. Bref, j'ai fait pour lui ce que je serais, encore aujourd'hui, totalement incapable de faire pour moi-même. Quoique mon père m'ait averti de ne pas me fier à lui, car, médecin, il était un bon juge des personnalités, je n'ai pas voulu écouter son admonition. Pour moi, ce que je faisais était un investissement, qui me serait rendu par l'apprentissage de la lutherie. Malheureusement, je ne savais pas, dans ma naïveté, qu'il faut prendre garde à aider une personne intéressée, car elle est très susceptible de trouver un moyen de ne pas payer ses dettes, ce qui ponctuellement arriva.

Mais cette expérience m'a permis de voir plus d'une autre fois ce comportement à l'oeuvre. On tend la main à une personne, et si cette personne est du genre à ne rien faire sans avoir une idée derrière la tête, elle va tout de suite imaginer qu'il y a une raison cachée à ce geste. Evidemment, on va être attristé de cette réaction, mais si on était vraiment désintéressé, on ne va pas en souffrir plus qu'il ne faut, puisque, de toute façon, on n'en attendait rien.

Mais si j'écris ceci, c'est pour mettre en garde. Les gens qui parlent de "confiance en soi" me font toujours un peu sourire, parce que je crois vraiment qu'on ne DOIT PAS avoir confiance en soi. Le "Soi" n'est pas du tout fiable. Ou comme l'écrivait Martin Veyron en titre d'une de ses BD, "L'Amour propre ne le reste jamais bien longtemps". Par contre, ce en quoi on peut avoir confiance, c'est en ce qu'on sait faire. C'est ce que disait Scott Ross dans une de ses dernières interviews: "Ce qu'on sait faire, il faut le faire". Quand on s'intéresse au "faire", plutôt qu'à "l'être", on n'a pas peur de se prendre des critiques. Au contraire, on les accepte (même si pas toujours de bon coeur), parce qu'elles nous permettent de progresser. Dans ces conditions, le "moi" devient vite secondaire. Mais si l'on veut arriver à bien vivre ce "mushotoku", alors il faut se méfier de soi, s'examiner sans complaisance et voir si on se comporte de façon intéressée. C'est à cette seule condition qu'on y arrivera. Car une personne intéressée qui, se mentant à elle-même, se fait croire qu'elle est désintéressée, est constitutionnellement incapable d'y arriver.

"Aucun mérite", parce que, dès qu'on réclame le prix de ses efforts, on n'a plus aucun mérite, ce n'était pas gratuit.


_______________________________________________________________________________________
*L'effet de la porte coincée, c'est lorsqu'on tente d'ouvrir une porte coincée par l'humidité ou un mouvement de la structure, avec pour effet que l'énergie investie pour obtenir le résultat (ouvrir la porte) nous entraîne dans son élan, dès que la porte cède et tend à nous faire tomber. J'ai observé que les efforts de volonté pure aboutissent souvent au même résultat, si l'on n'y prend garde, pouvant même entraîner certaines personnes au suicide.

mardi 28 juillet 2020

Corps et esprit

Je voudrais réagir à un commentaire:

Jean écrivait:

Observer globalement le corps/mental : comment naissent et meurent les sensations et les pensées, être dans une écoute sans intention, cela est la juste (non)méditation et il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela. L'attention à la respiration en est simplement l'un des aspects.
La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher...

Méditer procure certes, une certaine énergie, mais en soi n'apporte pas la sagesse. Souvent, cela ne fait que renforcer l'égo de celui qui médite. Mais "qui" médite?


Je puis me tromper, mais il m'est impossible de m'empêcher de voir là une persistance de l'idée de séparation du corps et de l'esprit.
Je suis intimement convaincu, après mon maître, Nishijima rôshi, qu'il existe une lecture "erronée" du Satipatthana Sutta, qui consisterait à "contrôler" la respiration. Cela n'est pas écrit ainsi, la plupart du temps, mais juste insister sur une "concentration" tend à y conduire. Parce qu'une lecture attentive du sutta conduit à plutôt concevoir que ce que le Bouddha y décrit n'est pas différent de ce que nous, zénistes, enseignons, à l'effet qu'il s'agit d'observer. Pas se concentrer sur. Et de plus, cette observation doit rester passive. Et il ne s'agit pas QUE de la respiration, mais bien de l'ensemble du corps et de l'activité physique et mentale.

Mon maître enseignait d'observer le corps, et de porter l'attention sur lui. Lorsque je lui ai fait observer que la respiration fait partie du corps, et que le Satipatthanasutta parle d'observer, et pas de contrôler, il a acquiescé, en disant que cela montrait bien que ce qu'il enseigne est la même chose que ce que nous racontent les anciens textes sur l'enseignement du Bouddha. "Si je me concentre sur la respiration", écrivait quelqu'un, "j'ai tendance à m'affaisser, alors que si je redresse la posture, le petit singe de l'esprit se déchaîne". Il me paraît évident que ne se concentrer que sur la respiration va tendre à contrôler cette dernière, alors que le Satipatthana dit bien, "quand elle est rapide, je constate qu'elle est rapide, et quand elle est lente, je constate qu'elle est lente". Cela ne ressemble guère à une injonction de contrôle!
Par contre, si, quand on se rend compte qu'on s'est laissé emporter par "le singe", c'est-à-dire par la pensée discursive, à chaque fois on vérifie sa posture, cela va permettre un petit répit par rapport au vélo qui tourne dans la tête. Au début, ces interruptions seront courtes, et vite remplacées par le "vélo" (ou "le singe"). Mais avec l'expérience, ces périodes se feront plus longues, avec parfois des régressions, parce qu'il arrive à tout le monde d'avoir l'esprit énervé.
Mon appréciation ici, est que même si se concentrer sur la respiration évite de prêter attention au "singe", le fait même d'éviter de se confronter à lui fait qu'on n'apprend pas.

Quiconque a eu un jour un rhume ou la grippe ou n'importe quelle maladie sait bien que l'état du corps peut être préjudiciable à la pensée. Et que des humeurs par trop pessimistes peuvent entraîner des états de débilité. Le corps et l'esprit ne sont pas séparés, et ils sont bien une seule et même chose. Cette séparation est artificielle et intellectuelle, parce qu'elle présente des aspects pratiques au niveau du discours, mais ce n'est pas la réalité.

C'est aussi pour cela qu'il ne peut pas y avoir de "mauvais zazen" comme me l'avait un jour soutenu une personne (qui pensait que, ne pas arriver à faire le vide pendant la séance était signe que sa méditation était ratée). Même lorsqu'on passe toute la séance à ne pouvoir s'empêcher de partir sur des discours, des films ou des scénarios sans trêve et sans repos, cela reste valable.

Alors, pour revenir aux points soulevés par Jean, non, méditer n'apporte pas la sagesse. Quand on voit où en sont certaines personnes dont la pratique a commencé il y a presque cinquante ans, on s'en convainc aisément.
Oui, souvent elle renforce l'égo de celui/celle qui médite, parce que le paradoxe, c'est qu'on besoin de cet ego pour pouvoir arriver à comprendre qu'il n'est qu'une fiction (utile, certes mais fiction tout de même). Chercher à le détruire, comme j'ai si souvent entendu ne peut aboutir qu'au résultat paradoxal de le renforcer.
Non, il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela, mais si on ne s'assoit jamais, on n'apprendra jamais à le faire sans être assis.
Et, enfin, oui, "La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher," parce que se "concentrer" sur la posture, sur le vide ou sur le samadhi n'est pas la pratique, même s'il est facile d'arriver à cette conclusion.

C'est pourquoi je préfère la leçon de maître Nishijima: on "fait".
On "fait zazen" et on s'entraîne à ne faire que cela pendant la période allouée. Lorsqu'on s'aperçoit qu'on s'est laissé distraire, on revient à ce qu'on était en train de faire (ce qui comporte une vérification de la posture et de la respiration mais ne s'y limite pas).
Cette prise de conscience de ce qu'on s'est laissé distraire peut venir de la tension dans les épaules (phénomène physiologique bien connu en corrélation avec la pensée discursive), voire un blocage dans le déroulé du fil du discours, ou une distration extérieure (bruit ou autre). A chaque fois, il faut profiter de l'occasion pour s'extraire de ce blabla intérieur et revenir à son action à l'instant présent, qui est de rester assis.

PS: pour ceux qui ne comprennent pas le sens de "pensée discursive", c'est que l'observation nous amène à voir que les pensées surgissent d'abord comme une entité complète, comme une sorte de toile d'araignée, de réseau, et que, dans l'étape suivante, on tente de transformer ce réseau en fil continu allant de A à B.

vendredi 10 juillet 2020

La transmission du Dharma (Shiho)


Un appel téléphonique hier soir m'a suscité cette réflexion: Qu'est-ce que la transmission du Dharma et quels sont ses dérives et dangers.

Le bouddhisme zen s'est très tôt mis en adéquation avec l'exigence sociale de famille, en Chine. On a donc rapidement voulu créer des généalogies dans le cadre d'une mentalité où le sangha devenait une famille de substitution et où la Transmission du Dharma créait ces indispensables liens de parentèle. Ainsi un maître joue le rôle de père, les disciples de fils, et les lignées comportent des "oncles", des "neveux", des "grand-parents", ainsi, évidemment, que des "frères" et des "cousins".

Evidemment aussi, cela implique des liens, des devoirs, des obligations, des contraintes. Ceux qui ont reçu la transmission ont un devoir de piété filiale envers leur maître/père, ce qui implique aussi une forme "d'adoption": personne ne peut se prétendre le disciple de quelqu'un sans avoir formalisé cette "adoption". On demande donc formellement à un maître si l'on peut devenir son disciple, et il acquiesce ou refuse, c'est selon. Ce qui m'a valu d'entendre quelqu'un, à Paris, demander à Nishijima de lui confirmer qu'il était un disciple de Sawaki, ce à quoi le Vieux avait répondu: "Non! Je suis un disciple de Niwa zenji. Je pourrais dire autrement parce qu'effectivement, ce serait plus prestigieux, mais ce ne serait pas la vérité."
Tant il est qu'en Occident, nous avons un lien de maître à disciple bien moins formel, ce qui permet à certains de s'affirmer le/la disciple d'un maître qui ne les connaît parfois même pas.
Pour les Japonais, en tout cas, ce rapport est très fort, et très intime: il n'est donc pas question de la brader sur des personnes qui ne pourraient pas en rencontrer les exigences.

Il a été beaucoup discuté, en Occident, et en particulier en France après Deshimaru, de l'utilité de la transmission du Dharma. Chez les autres écoles bouddhistes, elle n'existe pas (même s'il en existe parfois des équivalents). Certains ont donc souhaité qu'on se débarrasse de cette vieillerie (tout comme d'un autre paquet de vieilleries que toute tradition plurimillénaire peut se trimballer). Brad Warner en a souvent parlé, en l'évaluant le plus sincèrement possible et en est arrivé à cette conclusion -- que je partage -- qu'elle doit malgré tout être conservée. Car sans avoir la valeur excessive d'absolu que certains lui ont accordé, elle constitue malgré tout un garde-fou minimum qui comporte un certain nombre d'avantages.
Mais j'y reviendrai.

Quelles sont les dérives?
Comme il s'agit d'un calque des habitudes familiales, il devient donc logique que certains vont distribuer le shiho à droite et à gauche, comme d'autres cherchent à engrosser toutes les femelles qu'ils peuvent afin de perpétuer leur race. Au risque de la consanguinité. Et il est aussi logique que les lignées les plus susceptibles de s'éteindre sont celles où la transmission n'est accordée que parcimonieusement. Et pourtant... cela n'a jamais empêché des lignées prolifiques de s'éteindre malgré tout.
Il y a aussi l'appât du gain. "Vendre" la transmission, que ce soit contre espèces sonnantes et trébuchantes, ou contre faveurs, pour acquérir du prestige entre autres, est un phénomène ancien auquel Dôgen fait très clairement allusion.

Inversement, ceux et celles qui veulent l'acquérir le font souvent pour des raisons de prestige (ne serait-ce pas la presque totalité des cas, à tout bien prendre?), afin d'assurer un pouvoir sur un groupe etc.

Parfois, qui a accordé la transmission va s'en repentir, parce que la personne "transmise" va les décevoir, voire les trahir. Je conserve le souvenir horrifié des injures proférées par Mike Cross à Nishijima sur le blog de ce dernier, parce que le Vieux refusait de se "soumettre" à son disciple. Et cela est, je pense, un karma qui entache toute la lignée de Mike Cross.

On ne peut pas retirer la transmission, une fois qu'on l'a donnée. Ce n'est pas la Légion d'Honneur. Tout ce qu'on peut faire, lorsque le disciple déçoit, c'est couper les liens avec lui/elle. C'est ce qu'avait fait Nishijima.

Tout cela peut, si l'on s'y attarde, générer des sentiments troubles, attristés ou indignés. Mais, pour reprendre l'argument de Brad Warner, le Shiho permet de séparer ceux qui se sont auto-proclamés "maîtres" et ceux qui en ont reçu la mission d'un prédécesseur. Cela ne veut pas toujours dire grand-chose, mais c'est toujours cela. Evidemment qu'il est irritant pour moi de voir des personnes se réclamer de la lignée d'un maître et refuser de tenir compte, ou même de simplement s'intéresser, aux enseignements de ce maître: il y a dans de tels comportements un opportunisme et une forme de goujaterie que je trouve assez ennuyeuse. Mais tant pis: il vaut mieux ça, malgré tout.

Le plus, pour moi, dans ce système, c'est que si on y est sincère (et, je le répète, même si cette sincérité n'est partagée que par une infime minorité), on dispose d'un maître pour nous rajuster quand il le faut (et il le faut plus souvent qu'on ne le voudrait), et celui-ci décédé, on a des oncles ou des frères qui peuvent nous soutenir et nous aider, mais aussi nous corriger (car cela aussi est soutenir et aider). Je reste toujours reconnaissant à Mike Luetchford et à Brad Warner de leur amitié et de leur soutien, et j'aimerais qu'il en aille de même plus souvent pour les autres enseignants zen. L'espérer ne coûte pas cher, après tout...

dimanche 5 juillet 2020

La colère

Je suis très colérique.

Lorsque je dis ça à des connaissances, ils me regardent de travers parce qu'ils ne me voient que très gentil, posé, jamais en rogne.
Mais c'est mal me connaître. J'ai un tempérament volcanique, et j'ai naturellement tendance à exploser pour un oui pour un non.
Evidemment, ave le temps, l'âge et le zen, j'ai appris à le calmer, en faisant d'ailleurs usage d'un autre mien défaut, qui est la paresse. Désormais, la plupart du temps, quand je sens la moutarde me monter au nez, je fais intervenir la paresse en posant la bête question: "En vaut-ce vraiment la peine?" La réponse étant la plupart du temps "Non!" je mets ainsi fin à la montée de moutarde.
Plus facile à dire qu'à faire, mais avec un peu d'entraînement et une longue pratique du zen, on peut y arriver. J'avais par exemple une très forte tendance à être susceptible, et, évidemment, toute forme ressentie d'agression contre mon précieux Moi était un prétexte à la colère. Je me rappelle pour cela avec un certain amusement la réflexion d'un ami avec qui je faisait Paris-Montpellier en voiture, qui m'avait dit à quel point c'était agréable de voyager avec moi, parce qu'il pouvait me dire de me taire quand je parlais trop (j'ai toujours trop parlé), sans que je me vexe. C'est là que j'ai mesuré tout le chemin parcouru...

Là où ça m'est plus difficile, c'est face à l'injustice et à la malhonnêteté. Et, au plan politique, ces dernières années, nous sommes encore plus servis qu'avant. On en arrive à avoir l'impression qu'il n'y en a plus un seul à la tête de l'Etat qui ait un minimum de dévouement au collectif. Depuis trente ans qu'on nous bassine avec la compétition (au détriment bien sûr de la coopération et du mutualisme), il semble que le slogan ait pénétré les esprits jusqu'au tréfonds, et que ce soit désormais la course à qui piochera le plus dans la caisse commune.
Evidemment, comme je le disais à propos des pensées, cela me suscite facilement des idées de têtes au bout de piques, de préférence celles des grilles des palais de la République, mais il est également évident que s'attarder sur de telles pensées n'a aucun intérêt. Alors, évidemment, ce sur quoi nous n'avons aucune prise ne mérite pas qu'on y épuise ses énergies. Et mon constat, depuis plus de cinquante ans, c'est que tous ceux et celles qui sont pressés en la matière, n'aboutissent jamais à rien, parce que, là comme ailleurs, "quand on est pressé, il faut prendre son temps", c'est à dire ne pas essayer de rogner sur le temps nécessaire pour accomplir quelque chose. Chaque fois qu'au contraire, on fait ça, on se retrouve avec un travail bâclé qu'il faudra reprendre, voire refaire au complet, avec l'inévitable perte de temps que cela comprend.

On pourrait donc croire qu'il n'y a rien à faire, et qu'il faut se contenter de s'asseoir et de regarder plus ou moins sereinement le véhicule dans lequel on voyage plonger dans un profond ravin. Mais non.

Maître Nishijima aimait beaucoup une phrase de Dôgen, dans le Shôbôgenzô, où il parle de 赤心片片 (sekishin henpen), ce qui signifie la sincérité instant par instant. L'exercice de la sincérité à l'instant présent, (donc CHAQUE instant, l'un après l'autre) n'est rien de facile. C'est un exercice qui commande qu'on écoute ce que les autres ont à dire, même lorsque c'est irritant, même lorsque c'est manifestement faux. En écoutant, on s'ouvre à l'autre, et ce faisant, on l'oblige à en faire autant, même si ce n'est que de façon infinitésimale. Mais surtout, cela permet de confronter nos idées aux autres, à leur capacité de les écouter, de les étudier, voire de les mettre en pratique. Leurs critiques sont toujours utiles, parce qu'elles nous aident à raffiner notre propos. Même lorsqu'elles sont entièrement infondées, elles nous permettent de voir quels obstacles mentaux nos idées rencontreront. Et surtout, elles nous aident à abandonner les idées, ou les segments d'idées, que nous avons et qui ne sont pas praticables.

Mais ne vous étonnez pas de me voir m'enflammer, parfois, parce que j'ai l'indignation facile et que, même si j'ai un peu appris à mettre la pédale douce, je reste volatile lorsqu'il s'agit du bien public.

dimanche 28 juin 2020

Rigyô

Dans le fascicule du Shôbôgenzô intitulé "les quatre vertus d'un bodhisattva", maître Dôgen parle du don, de la parole aimable, du comportement secourable et de la coopération. Il se trouve que ces quatre vertus sont aussi à la base de la survie de l'humanité et de la civilisation.

Pour parler plus spécifiquement de 利行, ou rigyô, le comportement aidant ou secourable, on me rapporte qu'il y a longtemps, un étudiant demanda à l'anthropologue Margaret Mead (1901-1978) quel était, selon elle, le premier signe de civilisation dans une culture. A sa grande surprise, lui qui s'attendait à ce qu'elle lui parle de pointes de flèches, de vases en terre cuite ou de meules de pierre, elle lui dit que le premier signe de civilisation dans une culture antique est un fémur cassé et réparé.
Elle lui expliqua que, dans le règne animal, si tu te casses une jambe, tu es mort. Tu ne peux plus fuir le danger, aller à la rivière pour boire, ou chercher à manger. Tu es un repas pour les prédateurs. Aucun animal sauvage ne peut survivre assez longtemps à une patte cassée pour que l'os se ressoude. Un fémur fracturé et ressoudé est la preuve que quelqu'un a pris la peine de rester avec celui qui est tombé, en a pansé la plaie, l'a amené dans un lieu sûr et l'a aidé à se reprendre.
Margaret Mead expliquait qu'aider autrui dans la difficulté est là où commence la civilisation (Ira Byock).

Nous voici loin du darwinisme social qu'on nous inflige depuis trente ans, et qui était aussi à la base du régime nazi: compétition! compétition! compétition!
D'ailleurs le darwinisme social est un malentendu sur le darwinisme parce que ce que Darwin avait relevé n'était pas la loi du plus fort, mais celle du plus flexible, du plus adapté. Et lui-même s'était fait avoir parce qu'il avait étudié un milieu très riche où la compétition pouvait avoir lieu, parce qu'elle ne mettait pas en danger la survie des espèces. On s'est aperçu par la suite que, dans des milieux plus éprouvants, il existe même une coopération entre espèces, en particulier dans le grand nord.
Mais cette idée hyper-glauque de la compétition tous azimuts est véritablement une plaie de notre époque, quoique aussi d'une certaine forme de calvinisme anglo-saxon.

Je m'explique: le monothéisme, en particulier dans les religions abrahamiques, se met de lui-même dans une situation intenable. Il postule en effet un dieu personnel, omniscient et tout puissant. Ce qui entraîne un dilemme: déterminisme ou libre-arbitre? Des guerres féroces se sont faites sur ce point. Pour nous bouddhistes, aucun problème: c'est les deux (mais on y reviendra). Mais les calvinistes, eux, et en particulier aux USA, en ont déduit que, puisque leur dieu sait tout, il sait donc d'avance qui sera sauvé et qui sera damné. Donc, les pauvres, les misérables, ceux à qui arrivent des infortunes épouvantables n'ont pas à être aidés, car c'est le signe de leur damnation. La richesse devient donc, de façon corollaire, le signe de la salvation. Quitte à en ignorer l'avertissement de Jésus par rapport aux riches. Mais bref...

Tout ça pour souligner cette importance de l'entraide mutuelle, représentée au niveau officiel par nos systèmes de sécurité sociale.

vendredi 26 juin 2020

Les pensées

Il y a quelque temps, Brad Warner parlait des pensées, et en en discutant au téléphone, j'ai eu l'idée de revenir sur le sujet.

Cette personne me parlait d'un voisin décédé dont il avait vu le carnet intime dans lequel il y avait des fantasmes assez immondes, surtout par rapport à sa vie personnelle. C'est alors que la vidéo de Brad m'est revenue à l'esprit.

Dans le zen, on enseigne de ne pas s'attarder sur les pensées qui nous viennent à l'esprit. Que ce soit pendant la pratique ou pendant la journée, notre cerveau fourmille en permanence d'idées qu'il nous présente , certaines bonnes, d'autres moins, et parfois l'occasionnelle abomination. Je puis, par exemple, avouer que j'ai souvent des idées de meurtre assez macabres et horribles pour certains politicards dont je trouve qu'ils s'en tirent quand même très bien. Mais ce sont des idées qui peuvent venir à l'esprit de tout le monde. Ce que nous enseignons dans le zen, c'est de laisser filer et de ne pas les entretenir.
Lorsqu'on entretient une idée, surtout si elle n'est pas constructive, elle risque de devenir obsessionnelle. Ma suggestion par rapport à ce monsieur était que, peut-être, sa façon de faire pour s'en débarrasser était de les noter dans son carnet. Je ne crois pas que c'était une très bonne idée, car cela équivaut à les entretenir, mais tout le monde n'étudie pas le zen et n'est pas au courant de cette distinction entre les idées telles qu'elles surgissent, et la pensée discursive qui les entretient, les nourrit et les cultive.
Trop de gens, même dans le zen, n'ont pas compris cette distinction, et vont répétant qu'il ne faut pas penser! Tâche impossible s'il en fut, puisque c'est la fonction du cerveau, à moins d'aller se faire lobotomiser. Il faut dire que dans la majorité des centres, les périodes de zazen sont plutôt courtes, de l'ordre de dix minutes, un quart d'heure au grand maximum, le reste étant occupé par du bruit rituel. Mais je pense que même avec de vraies périodes d'une demi-heure ou quarante minutes de zazen, certains passeraient quand même à côté de cette observation des différents niveaux de la pensée: holiste et discursive. Et, je pense, discursive involontaire et discursive volontaire.

Des catholiques-zombie, pour parler comme E. Todd, risquent de s'angoisser et de culpabiliser parce qu'ils ont eu "de mauvaises pensées". Peu en importe la nature, d'ailleurs. C'est juste qu'ils négligent ce petit fait intéressant que ce n'est pas de ne pas avoir de "mauvaises pensées" qu'il s'agit, mais bien de ne pas les entretenir lorsqu'elles surgissent.

Je reviens souvent sur cette anecdote personnelle: j'avais, à l'école primaire, subi les mauvais traitements d'une dame particulièrement féroce, si mon frère a pu me rapporter l'an dernier avoir croisé par hasard un type pour qui cette femme restait son principal cauchemar. Je l'ai tant haïe que, quinze ans après, je confiais à un ami que si je la croisais dans la rue, je lui mettrais mon poing sur la gueule, pour parler avec élégance. Cet ami m'a alors rendu un immense service en m'ouvrant une des Portes du Dharma, qui dit que la rancoeur, c'est avaler du poison en espérant que quelqu'un d'autre en meure. Il m'a dit: "Tu te rends compte de quoi tu aurais l'air? Les gens ne connaissant pas les origines de ton acte ne verraient qu'un grand gaillard adulte en train de taper une vieille". J'ai alors volontairement abandonné ma haine, voyant qu'elle ne nuisait qu'à moi. Cette leçon m'a été souvent utile par la suite.

Donc, ne vous inquiétez pas de voir apparaître dans votre esprit l'image de la tête d'une personne connue au bout d'une pique. Cela peut arriver, et participe d'un référentiel historique bien connu. Contentez vous de ne pas y donner suite, ni en actes, ni même en pensée. Cela ne ferait que vous faire du mal à vous et non pas à cette personne.

samedi 13 juin 2020

Chasse-mouche

Aujourd'hui, je vais parler d'un sujet bien plus frivole.
Dans le zen, il est un accessoire d'une importance CAPITALE sans lequel un maître zen n'est pas VRAIMENT un maître zen. Un accessoire qui valide automatiquement tout ce que fait le maître zen, et qui est bien trop sous-estimé: j'ai nommé le 払子 ( Hossu), ou chasse-mouche.

Evidemment, il en est qui ont même écrit des livres tels que "le zen sans jouets", mais je crains qu'ils n'aient pas bien compris l'importance des jouets dans le zen.

Donc voici: je vais vous décrire la fabrication d'un chasse-mouche par mes soins. Celui-ci est destiné à un futur maître zen qui, grâce à lui, pourra enfin passer à travers les murs, voler en l'air assis en lotus, lire les pensées, connaître les vies antérieures et j'en passe.

Donc, première opération: le manche.
J'ai pris un morceau d'amourette, ou bois de lettres. Il fallait d'abord le raboter en carré:


Ensuite, abattre les angles pour former un octogone avant de faire la même chose pour former un hexadécaèdre (16 faces), dont chaque face sera cannelée avec un rabot approprié:


Ces opérations effectuées, on ponce, polit jusqu'à obtenir un fini satiné.


Ensuite, il a fallu tourner (en buis) la tête de l'engin.


Celle-ci est percée de trous dans lesquels vont venir se placer les mèches de crin de cheval. Comme je suis archetier, je dispose d'une bonne quantité de mèches de récupération. Comme je participe à fond de l'idée zen que tout peut se recycler, je les lave dans les cristaux de soude, lavage que je complète avec du démêlant (dont, personnellement, je n'ai guère l'usage...). Ensuite, je noue une quantité donnée de crins avec une ligature, exactement comme on fait pour les archets:


La ligature effectuée, suivie d'un peignage pour démêler les crins, on enroule un fil métallisé autour de l'extrémité de la mèche,


Avant de l'enfoncer dans un des trous de la tête du hossu.


Je plante toutes les mèches l'une après l'autre dans la tête, en entourant chaque rang d'un fil de couleur:


Pour enfin arriver au résultat final, la tête est recouverte d'une soie rouge et celle-ci l'est d'une résille de fil violet.


Il ne reste plus qu'à l'attribuer...

mercredi 10 juin 2020

L'activisme et le système nerveux autonome

Voici une des dernières publications de Brad Warner. Pour toutes sortes de raisons, il m'a paru utile de la publier ici en français.

[titre original: Activism and the Central Nervous System
Published by Brad on June 9, 2020]


Hier, j'ai posté une vidéo sur YouTube d'une conversation que j'ai eue avec Sensei Alex Kakuyo. Sensei Alex est un de mes enseignants bouddhistes contemporains préférés. Il est jeune, mais très sage, et très sérieux dans sa pratique. Cette conversation sur le bouddhisme et l'activisme était très bien. J'espère que vous la regarderez.

Il est évident que le racisme existe toujours en Amérique et que c'est un problème grave. C'est bien de voir tant de gens se rassembler pour célébrer l'harmonie raciale. certes, j'espère qu'ils prennent les précautions nécessaires par rapport à la pandémie lorsqu'ils s'assemblent. Je ne voudrais pas me lancer dans un débat sur ce sujet, mais je commence à penser que mes craintes de voir la maladie se répandre rapidement à partir de ces rassemblements était peut-être erronée. Je regrette d'exagérer les choses, mais j'espère bien avoir tort.

Je regrette beaucoup de choses. J'ai l'impression que ma pratique fonctionne de travers depuis plusieurs années. Ni terriblement ni de façon désastreuse, mais c'est juste qu'elle n'a pas été ce qu'elle aurait dû être.

Quoi qu'il en soit, cette nouvelle ère d'activisme et de préoccupation pour les autres a le potentiel de devenir quelque chose de merveilleux. Mais nous devons faire attention ou cela pourrait dégénérer horriblement.

Nishijima rôshi parlait souvent du système nerveux autonome, divisé en deux moitiés: le système nerveux sympathique et le système nerveux parasympathique. Il disait que lorsque le sympathique est trop fort, nous devenons très intellectuels, très critiques, très cassants. c'est la partie combat-ou-fuite du système nerveux. Lorsque le parasympathique est trop fort, on devient l'opposé, faciles à vivre voire apathiques, on veut juste se détendre. C'est la partie repos-et-digestion du système nerveux. Ce sont là des données assez fondamentales qu'on trouve dans tout manuel du débutant sur le système nerveux autonome.

Zazen, disait Nishijima rôshi, aide à équilibrer les deux moitiés du système nerveux autonome. Il croyait que cela était le principal bénéfice de zazen.

Par rapport à la situation présente, avec les divers mouvements de protestation, on peut voir les effets des deux parties du système nerveux en jeu dans le comportement des gens. par exemple, il y a quelques jours, un groupe d'activistes a fait la promotion d'un truc appelé Black Out Tuesday. C'était censé aider des voix noires à être entendues sur les réseaux sociaux.

J'en ai entendu parler mardi vers 9 hres du matin, le jour où ça a eu lieu. C'était plutôt tôt. Mais dès que je l'ai vu, le tout s'était déjà engagé dans une spirale qui aurait presque été comique si elle n'avait été si tragique. Cet événement parti de bonnes intentions s'était divisé en factions de gens en ligne qui s'attaquaient les uns aux autres pour l'avoir fait de la mauvaise manière. Certains avaient mis les mauvais hashtags, ou les avaient mis aux mauvais endroits, ou... vous savez… Je suis vieux. Je ne suis pas arrivé à suivre. Mais quoique trop vieux pour comprendre les détailsdu débat, ce qui arrivait m'était assez clair.

Trop de gens laissaient la bride sur le cou à leur système sympathique. Ça peut se comprendre. Nous sortons tout juste d'une semaine d'incendies et de pillages. Tout le monde était sur les nerfs. C'était de toute façon mon cas! Le sympathique était en train de vibrer!

Cela a débordé sur les débats à propos du Black Out Tuesday et menacé d'annihiler les bonnes intentions de ses créateurs. Les voix noires n'étaient pas noyées par l'usage inapproprié des hashtags et de l'iconographie, elles étaient noyées par l'outrage suscité par l'usage inapproprié des hashtags et de l'iconographie. Ce que je trouvais un peu triste, parce que j'aurais voulu entendre davantage de voix de personnes de couleur et moins de cris sur l'usage incorrect des hashtags.

D'autre part, quand certains en critiquent d'autres à propos de leur silence sur des problèmes graves, ce qu'ils critiquent réellement, ce sont ceux qui permettent au parasympathique de dominer jusqu'au point où ils deviennent apathiques et je-m'en-foutistes. Comme je l'ai dit plus tôt, garder le silence n'indique pas toujours une apathie ou un défaut de préoccupation. Parfois, la façon correcte de traiter le bruit, c'est par le noble silence. Qui est totalement différent de la variété de silence apathique et je-m'en-foutiste. Mais mettons ça de côté et soyons d'accord que le silence apathique et je-m'en-foutiste aboutit en réalité à tolérer les tendances les pires des gens sans jamais s'y opposer.

Pour qu'un mouvement activiste fonctionne, il lui faut être équilibré. Il ne peut pas se déporter trop loin d'un côté comme d'un autre du système nerveux autonome. Il est facile de se laisser entraîner par l'idée qu'il faut que les choses changent de façon urgente MAINTENANT, et que la seule façon de faire en sorte que ça change, c'est D'OBLIGER TOUT LE MONDE À FAIRE CE QUI DOIT L'ÊTRE.

Je comprends ça. vraiment. J'ai tendance à penser comme ça, comme tout le monde d'ailleurs. Il est sûr que lorsqu'on regarde la vidéo du meurtre de George Floyd, il est difficile de ne pas réagir de la sorte.

Le problème étant que cette approche ne fonctionne jamais. Elle favorise beaucoup trop le sympathique. le mieux qu'on puisse faire avec l'approche agressive dominée par le sympathique, c'est de forcer les gens à jour un jeu auquel ils ne croient pas du tout.

Mais ce n'est pas ce que nous voulons! Nous voulons des gens qui croient sincèrement que tous les êtres humains sont fondamentalement les mêmes et méritent d'être mieux traités, pas des gens qui disent ces mots juste parce qu'ils y ont été forcés. Cela ne fait que laisser le vrai problème pourrir sous la surface.

Et de toute évidence, l'approche apathique que favorise le parasympathique ne nous mènera nulle part non plus. Ça au moins, c'est facile à comprendre.

Mais ce ne sont pas nos deux seuls choix. Nous n'avons pas à prendre un parti ou l'autre, soit avec ceux qui veulent forcer tout le monde à faire ce qu'ils croient être bien, et ceux qui veulent juste ignorer le problème et espérer qu'il disparaitra.

Il y a une autre façon. Mais elle requiert de l'équilibre. et l'équilibre est difficile à trouver et difficile à maintenir.

C'est pourquoi je veux remettre mon boulot sur les rails et me consacrer à enseigner zazen et les préceptes éthiques du bouddhisme.

Restez en contact.