mardi 25 août 2020

Lettres à un ami mort

 Brad Warner, mon "grand-frère" et ami,  a publié il y a un an un livre dédié à un de ses amis de jeunesse qui venait de mourir d'un cancer. 

Les éditions L'Originel (Antoni) l'ont fait traduire et il paraîtra dans quelques jours (le 4 septembre, je crois). Ils m'ont fait l'honneur de m'en envoyer un exemplaire que j'ai lu avec avidité, et dont je vais essayer ici de rendre compte.

Je dois avouer que je suis très agréablement surpris de la traduction, qui évite un grand nombre des pièges de la traduction française traditionnelle, qui aurait souvent trop tendance à "civiliser" les auteurs au nom d'une norme littéraire au cul un peu serré. (Voilà, je l'ai dit!). la

Ce livre a été en grande partie commencé lors d'une des tournées que Brad effectue régulièrement en Europe depuis 2009, alors qu'il était en Allemagne et qu'il a appris la mort de son ami Marky. Lorsque des amis, des vrais meurent, il nous reste toujours un goût de cendre dans la bouche, parce que nous savons que nous ne pourrons jamais plus passer des nuits enfiévrées à discuter de ce que nous n'avons pas pu nous dire pendant les années que nous ne nous sommes vus, parce que nous ne pourrons jamais plus rire ensemble, parce que... C'est un argument que je commence à ne connaître que trop bien.

Comme Brad a ce côté graphomane qui m'a toujours manqué, cela lui a donné l'inspiration d'écrire une lettre, puis une autre et encore une autre et ainsi de suite à cet ami qui ne pourra jamais les recevoir. C'est un bon défouloir. Il a donc pris, à son habitude, habitude qui me plaît bien depuis que j'ai eu lu Zen and the Art of Motorcycle maintenance" en 1973 (j'ai horreur du titre français, parce qu'il renvoie à une version tellement abominablement mauvaise et tronquée de l'original américain), de décrire des événements "réels" dont il profite pour donner des exemples d'application pratique du Dharma. Comme il l'explique lui-même, à la fin du livre, les lettres sont romancées, laissant croire qu'elles sont écrites lors d'une seule et même tournée, alors qu'il s'inspire d'événements relatifs à plusieurs d'entre elles. Mais ne savons nous pas que la fiction est bien plus efficace pour représenter la réalité que de maladroites tentatives de la représenter directement (quatrième des propositions de Nishijima: la réalité est trop complexe pour être décrite, elle est ineffable).

Cela donne une série de textes courts (une dizaine de pages en général) qui se laissent lire avec facilité, et dont la verve et la sincérité émeuvent aisément, mais qui, comme je le disais, permettent de cadrer des leçons de Dharma de façon non barbante, son propos fictionnel étant justement d'en parler à quelqu'un qui, de son vivant ne s'y est jamais assez intéressé pour poser à Brad des questions sur le sujet, tout en sachant qu'il était là-dedans. Sa fiction étant donc que, enfin, en quelque sorte, Marky lui pose ces questions, et qu'il y répond. 

Ceux et celles qui me lisent savent que j'apprécie sa façon d'écrire depuis longtemps, et surtout de ne pas intellectualiser le Dharma comme tant d'autre le font, avec des résultats pratiques palas souvent à la hauteur. Là on a des applications directes et praticables pour tout le monde, par exemple l'équanimité que trop de gens confondent avec l'indifférence; la mort; la dépression; les services funèbres; l'incommunicabilité de l'éveil; du bouddhisme comme méthode pour arriver à la vérité; le non-soi (cette lettre-là en particulier mérite le détour); la prajñâ; la méditation et l'inutilité de recourir aux drogues pour arriver au résultat; les institutions et les rituels, et j'en passe. Chacun de ces thèmes est traité avec entrain, avec cet esprit caustique qui est si caractéristique de l'auteur (et qui surprend toujours les personnes qui le rencontrent en personne tant il est différent de l'impression qu'il donne à l'écrit), et avec une superbe pénétration.

Il faut dire que Brad Warner, contre toutes apparences, est un connaisseur très avancé de Dôgen qu'il a lu en japonais comme en anglais, et qui n'hésite jamais à consulter d'autres traducteurs que son maître pour établir ses textes, même si Nishijima reste une référence constante. Mais c'est aussi un pratiquant d'une rare sincérité, en conformité avec cette phrase de maître Dôgen,  赤心片 [sekishin henpen] qui veut dire "sincérité instant après instant".

Petites critiques, néanmoins: en français nous avons des accents, ce n'est pas comme l'anglais, et je trouve bête de ne pas les utiliser pour rendre les syllabes longues du japonais comme du sanscrit, ce qui peut toujours être utile pour qui cherche à en retrouver  les caractères comme la prononciation. Dôgen s'écrit avec un accent circonflexe parce que le Dô de Dôgen est long. D'ailleurs, en caractères syllabiques japonais, cela s'écrit do-u, pour rallonger la syllabe. 

De même, je déplore un rendu très approximatif des noms sanscrits, mis au féminin quand ils sont masculins et au masculin quand ils sont féminins. Sangha, contrairement à une légende entretenue par trop de gens, est, comme Bouddha et Dharma,  du genre masculin (des auteurs bouddhistes m'ont confié avoir constaté que des "correcteurs" avaient "corrigé" leur sangha au féminin, mais Tolkien avait eu, lui aussi ce genre de problèmes) et la prajñâ (l'accent grave en faisant foi) est du genre féminin.

Mais comme je le dis, ce sont des détails qui n'irritent que le pédant de mon genre, et ils ne déparent pas une production que je trouve splendide.

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