mardi 1 décembre 2020

Duhkha, comme sensation de manque ou de vide


Bon, aujourd'hui, je vais reprendre le thème du moi, sous un autre angle. Celui de la sensation de manque, de vide, que tout le monde (du moins je le crois) a ressenti un jour ou l'autre. Cette sensation qui nous fait souffrir, évidemment, puisqu'elle est inconfortable.

La Première Noble Vérité nous dit qu'il y a l'insatisfaction. L'inconfort, c'est pareil. La seconde, dans sa version originale, nous dit qu'il y a l'accumulation...

Attendez! C'est pas censé être le désir? Ouais, c'est comme ça qu'on le traduit le plus souvent, mais non! Le mot d'origine, c'est samudaya, qui se traduit par "accumulation." Et de fait, que faisons-nous en général pour compenser ce vide, cette sensation de manque? Nous accumulons. Comme dans le dessin ci-dessus. Et ce que je voudrais explorer ici, ce sont les mécanismes qui conduisent à ça.

Notre "moi", notre personnalité, se construit au fil des ans. Et on peut dire de bric et de broc. Chez certains plus, chez d'autres moins. Mais en gros, nous sommes le produit de notre culture nationale, locale, familiale, avant même que d'être lâchés dans la nature, je veux dire l'école, et finalement la vie d'adulte. Notre personnalité se compose de ce que nous avons appris, de notre façon de réagir, de ce que nous avons plus ou moins inconsciemment copié de nos parents et nos proches, de nos expériences heureuses et/ou malheureuses, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en général, cela fait un tout un peu brinqueballant. Rien d'assuré. Une construction qui, si on la représentait en architecture serait dans beaucoup de cas un défi  à la gravité (terrestre, s'entend). Et cela nous rend insécures. 

Mais mieux encore, tout ça est en mouvement. Et qui dit mouvement dit espace. On a besoin d'espace pour danser. Et il m'est apparu que nous nous méprenons sur cet espace. Nous l'interprétons comme du vide, comme un manque.

Cela me rappelle une anecdote. J'étais à Poitiers, et un facteur d'orgues m'avait fait visiter le buffet de l'orgue de la cathédrale. Cet orgue est célèbre en France, car il est l'un des rares orgues anciens (il date du XVIII° dans son jus) à ne pas avoir été massacré par les modernisations du XIX°, et pire encore, celles de Norbert Dufourcq au XX°. Pour mieux me faire comprendre, lorsque les facteurs d'orgues du XIX° ou du XX° étaient chargés de moderniser ces instruments, ils cherchaient toujours à les augmenter en leur ajoutant des jeux. Et comme il y avait la place dans les buffets, ils ne se gênaient pas. Et même quand il n'y avait guère de place, ils quichaient!
Ce qui m'avait espanté, c'est que l'orgue de Poitiers a une sonorité incomparable avec une puissance rare. Et pourtant, en pénétrant dans le buffet, quelle surprise: il paraissait vide! Mais en fait, c'était cet espace, ce vide, qui lui conférait bonne partie de ses caractéristiques sonores. Les rationalistes des XIX° et XX° siècle ne pouvaient concevoir une telle chose, et avaient cru que cet espace était juste une invitation à "compléter" l'orgue.
J'ai vu aussi le salon d'un manoir du XVII° siècle, une pièce plus grande qu'un grand appartement tout entier, bien 100 m² mais si remplie, tellement quichée de meubles qu'on n'y pouvait circuler et qu'elle en donnait l'impression d'être petite. 

Il nous faut réapprendre à estimer cet espace, et à l'évaluer différemment. Ce n'est pas du vide. Ce n'est pas de l'espace perdu. Ce n'est pas du manque qu'il faille à tout prix combler.

Quand j'étais gamin, nous avions ce jeu de taquin qui a été plus tard remplacé par le Rubik'sCube. Parfois, il m'arrivait, après avoir complété le jeu, d'avoir l'impression qu'il manquait le 16° carreau, tout en convenant en toute logique que, si l'on remplissait ce carreau, il ne pourrait plus y avoir de jeu. 

Je pense que c'est ce qui nous arrive. Tant que nous n'aurons pas appris à estimer de façon positive cet espace qui nous permet de "danser" notre vie, nous continuerons à vouloir le remplir avec ce qui nous vient à l'esprit, et d'accumuler des relations humaines, sexuelles, des biens, de l'argent, de collectionner des objets de façon parfois obsessionnelle, et de verser tout cela dans un trou sans fond, apparenté au fameux tonneau des Danaïdes. Ce mécanisme explique d'ailleurs pourquoi les riches sont si facilement beaucoup plus radins que les pauvres. Un pauvre sait qu'il n'a rien, et le peu qu'il a, il le partage plus volontiers parce qu'il a plus facilement d'empathie pour qui est dans une situation analogue à la sienne.
Mais un riche, non! Il n'arrête pas de déverser des monceaux de richesses, de biens, d'argent, de yachts, de voitures, de maisons, dans son trou sans fond, et peu importe l'aspect colossal de ce qu'il y verse, il voit qu'il n'arrive pas à boucher le trou. Au lieu de convenir que c'est un trou sans fond, il s'acharne, et s'il possède la moitié de la terre, il voudra s'emparer de l'autre moitié dans l'espoir que cela marche. Et c'est pour ça que dans les six catégories d'êtres, les dieux ne peuvent accéder à la salvation.



 

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