jeudi 29 octobre 2020

Montaigne, Essais (Livre II, ch. 12, dans "Apologie de Raymond Sebond")

Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsi n il ne se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant, et le jugé, estans en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceuë, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre, et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disoit que les corps n'avoient jamais existence, ouy bien naissance, estimant qu'Homere eust faict l'Ocean pere des Dieux, et Thetis la mere : pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé : Heraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere : Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant ; Et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd'huy non convié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : Et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat : car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon, que ce qui commence à naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d'estre. Pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d'un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme : puis un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de mammelle ; apres il devient garçon ; puis consequemment un jouvenceau ; apres un homme faict ; puis un homme d'aage ; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours deffaisant et gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res, omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

 

 [Finalement, il n'y a aucune  existence constante, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l'eau : car plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, plus il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner. Ainsi, vu que toutes choses sont sujettes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une réelle subsistance se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né. Platon disait que les corps n'avaient jamais d'existence, oui [mais] bien naissance, estimant qu'Homère eût fait l'Océan père des Dieux, et Thétis la mère; pour nous montrer, que toutes choses sont en flux, muance et variation perpétuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parménide, qui refusait mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagore, que toute matière est coulante et glissante. Les Stoïciens, qu'il n'y a pas de temps présent, et que ce que nous appelons présent, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé; Héraclite, que jamais homme n'était deux fois entré en même rivière; Epicharme, que celui qui a depuis longtemps emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant. Et que celui qui a été invité hier soir à venir dîner ce matin, vient aujourd'hui non convié; comme ils ne sont plus eux-mêmes, ils sont devenus autres. Et qu'on ne pouvait pas trouver une substance mortelle deux fois dans le même état: car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, tantôt elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon que ce qui commence à naître, ne parvient jamais jusqu'à la perfection d'être. Pour autant que ce naître ne s'achève jamais, et jamais ne s'arrête, arrivé au bout, mais, depuis la semence, va toujours se changeant et muant de l'un à l'autre. Comme de semence humaine se fait tout d'abord dans le ventre de la mère un fruit sans forme : puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant à la mamelle ; après il devient garçon ; puis conséquemment un jouvenceau ; après un homme fait ; puis un homme d'âge ; à la fin vieillard décrépit. De manière que l'âge et la génération subséquente va toujours en défaisant et en gâtant la précédente.

Oui le temps modifie la nature du monde,
Tout quitte son premier état pour un autre, inévitablement,
Rien ne reste identique: Tout passe, tout change,
Tout se transforme. Telle est la loi de la nature.

                                         (Lucrèce, La nature des choses,  V, 828)]

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