mardi 12 janvier 2021

L'Eveil

J'ai jadis participé à quelques listes de discussion sur Internet. J'ai cessé, car les intervenants sont pratiquement toujours les mêmes, et tendent parfois à ce qu'on appelle en anglais, le "one-track mind" [littéralement esprit d'un seul rail, autrement dit à idée fixe]. Mais parfois, des échos me revenaient de la part de personnes qui lisaient sans jamais intervenir, et qui semblaient bénéficier des interventions, les miennes entre autres. Donc un jour, quelqu'un a fait une intervention intempestive sur l'Eveil, le ramenant encore une fois au légendaire et au merveilleux. J'avais voulu jeter un seau d'eau bien glacée sur ces ardeurs. Ce seau d'eau glacée me paraît toujours d'actualité, c'est pourquoi je reprends ici cet article 

En effet, dans son intervention, cette personne commençait par dire qu'un moine, quand il atteint l'Eveil, devient un rôshi.. Je n'ai donc pu m'empêcher de bondir pour mentionner que, selon les paroles de Philip Kapleau, "est rôshi (老師 : vieux prêtre; sage; enseignant Zen) quiconque arrive à convaincre d'autres personnes de l'appeler ainsi." Rien à voir avec l'éveil. ce qui ne veut pas dire que ceux qui sont affublés de ce titre ne le méritent pas -- il veut dire, tout simplement, vieux maître. Cela signifie que l'habit ne fait pas le moine, et que le titre ne fait pas le mérite.

Il y avait également tout un délire sur l'éveil et sur les vertus qu'il procure. Ce à quoi j'ai répliqué par la phrase d'un maître zen quelconque (je n'arrive pas à retrouver la citation), où l'on dit, "Avant qu'on s'engage sur la Voie, les montagnes ne sont que des montagnes et les rivières ne sont que des rivières. Après qu'on se soit engagé sur la Voie, les montagnes ne sont plus des montagnes et les rivières ne sont plus des rivières. Quand on a réalisé la Voie, les montagnes sont à nouveau des montagnes et les rivières sont à nouveau des rivières."

J'aimerais commenter ce passage. Il est très, trop facile de délirer sur une "Illumination" qui transformerait son heureux bénéficiaire en surhomme aux pouvoirs magiques et à la resplendance transcendante et sublime. J'ai moi-même entendu des personnes déclarer qu'un maître réalisé bénéficiait, tout comme le Pape, de l'infaillibilité doctrinale. Moi, rien qu'à lire les sûtras du canon pâli, je suis bien forcé de constater que même le Bouddha historique n'en bénéficiait pas. Même si ceci peut paraître sacrilège. Par exemple, lorsque sa tante et son épouse insistent pour qu'il admette les femmes dans le sangha, son refus initial, et le fait que Sâriputra ait pu le convaincre de revenir dessus, montrent qu'il pouvait changer d'idée. Or, on ne change pas d'idée quand on est infaillible. De même, la dureté de son ton, lorsqu'il traite de 'stupide' un de ses disciples qui a mal compris sa doctrine et qui répète et soutient partout ce qu'il a mal compris, jusqu'à ce que ses camarades le convainquent de porter sa cause devant le Bouddha, qui, du moins en paroles, ne fait pas le moindrement preuve de gentillesse par rapport à son erreur, cela correspond peu à nos conceptions (ce qui ne veut pas dire qu'il ait nécessairement tort).

Mais pour revenir à notre commentaire. Je dirai qu'effectivement, une personne qui n'est pas engagée sur la Voie, que ce soit parce qu'elle l'ignore ou parce qu'elle la rejette, ne voit dans les montagnes que des montagnes, et dans les rivières que des rivières. C'est prosaïque et factuel, sans imagination. Pour ces gens-là, les choses sont ce qu'elles sont, et ça ne va pas chercher plus loin. Les matérialistes y voient des accidents géologiques en calcaire ou en granit, en basalte ou en marbre ou tout autre matériau, alors que les idéalistes n'y voient que des concepts. (Evidemment, c'est une exagération: personne n'est aussi radical? Mais c'est l'idée générale.

La personne qui s'est engagée dans la Voie aura tendance à se faire des films sur l'éveil, à en attendre autre chose que la plate réalité quotidienne, à se prendre la tête avec les pouvoirs magiques et l'état sublime et forcément paranormal qui en résultent. Elle aura tendance à fa

Mxl

ntasmer et à se perdre en conjonctures sur ce qui pourrait lui arriver le jour où ça se produirait. Elle pourrait même se dévoyer entièrement en se laissant aller à l'ambition d'être 'reconnue' par les autres, voire par l'Humanité toute entière, à partir de ce jour béni. Ou encore elle pourrait avoir une idée relativement correcte de la chose, mais entièrement intellectuelle, et pas du tout fondée sur l'expérience psycho-physique.

Mais la personne qui réalise la Voie voit à nouveau les montagnes et les rivières pour ce qu'elles sont, mais autrement qu'elle ne les avait jamais vues. Elle comprend intimement ce qu'elles sont, de même qu'on comprend ce qu'il fallait faire le jour où on chope le tour de main pour faire sauter les crêpes ou réussir une omelette, arriver à se tourner une main sur le ventre pendant que l'autre tape sur le crâne, ou toute autre chose où, quand on comprend, on n'a qu'une expression à la bouche: "Bon sang! Mais c'est bien sûr!"

Alors, plus qu'une chose à faire: puisque, si on veut réussir l'un des tours de force ci-haut mentionnés, il faut s'y exercer sans relâche jusqu'à la réussite, alors pour la Voie, il faut s'y exercer sans relâche jusqu'à la réussite. S'asseoir jour après jour, sans se préoccuper de l'échec apparent (et quotidien, parfois), sans jamais négliger l'éthique, puisque la méditation sans éthique et sans sagesse est une perte de temps, que la sagesse sans moralité, ça revient à notre bon vieux dicton catholique "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme"; que la même sagesse sans méditation n'est que sagesse littéraire, intellectuelle, à l'efficace douteuse car non fondée sur l'expérience ni l'intuition; et enfin, que l'éthique sans méditation ni sagesse n'est qu'une morale figée, qui conduit à la rigidité mentale.

 

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