jeudi 31 janvier 2008

Ethique et sexualité

Le 23 janvier 2003, j'ai donné à Milan, au Centre Maitreya, une conférence sur l'éthique et la sexualité. En voici les grandes lignes.


Un des trucs centraux dans le Bouddhisme est l'idée de "dukkha", l'insatisfaction, le mal-être, le stress, la frustration, etc. Ce "dukkha" est le produit de l'inadéquation qui existe entre nos attentes et la réalité.
Il sera donc évident à quiconque connaît la capacité du sexe à nous entraîner dans des attentes irréalisables, qu'il est en cela une source considérable de ce "dukkha".

Dans un des chapitres de son "Shôbôgenzô", Dôgen dit "En premier, il y a le don gratuit. En second, la parole agréable, en troisième le comportement secourable et en troisième, la coopération."
Maître Nishijima ajoute que si on est équilibré, on ne peut pas être radin. Si quelque chose ne nous sert pas, on le donne aux autres sans hésiter. De même nous est-il très naturel d'être poli, ce qui rend les autres plus heureux. Nous sommes heureux de porter secours aux autres et enfin, nous tendons à coopérer dans un objectif commun, ce qui permet de le réaliser plus vite.

Ceci est certainement la base la plus saine pour l'éthique. L'équilibre est important, car pas d'équilibre physique sans équilibre mental et vice-versa. Nous, bouddhistes, ne fondons pas notre morale sur un contrôleur omnipotent et omniscient qui nous punirait si nous lui désobéissions. Nous agissons et nous savons que nos actes entraînent des conséquences: c'est nous qui nous "punissons" lorsque nous faisons des erreurs.
L'éthique est donc une façon de nous créer le monde dans lequel nous voulons vivre. Quand on fout la merde partout, il ne faut pas s'étonner de marcher dedans. Il faut donc faire attention à ce qu'on fait. Sans pour autant que cela nous paralyse. Il y faut un certain degré d'audace. Tout en sachant qu'il y aura des conséquences, il faut agir, car ne pas agir en aurait aussi.

C'est la responsabilité, le mot-clef. Savoir qu'on ne peut pas fuir les conséquences de ses actes. Et ne dit-on pas que le Bouddha, peu avant de mourir, aurait déclaré "En plus de quarante ans, je n'ai jamais enseigné autre choses que dukkha".

Ici, il faut un peu examiner le problème du "non-soi", doctrine intimement liée à notre propos. Le Bouddha nous enseigne que ce que nous tenons pour plus important, notre "Moi" ou "ego" n'a pas de subsance réelle. Il s'agit d'une construction psycho-socio-linguistique. Psycho car produit d'un conditionnement mental; socio parce que développée au contact des autres; et linguistique parce qu'elle coïncide avec l'apprentissage des pronoms "je", "me", "moi", etc.
Mais, pour paraphraser le Sûtra du Diamant, "L'ego n'est pas un ego: on l'appelle "ego". Le manque de substance réelle de cette construction entraîne un sentiment d'irréalité au plus profond de notre être, et ce sentiment est réprimé, d'où une impression de manque, d'incomplétude, qui nous dit que quelque chose manque dans notre vie. Nous avons donc tendance à vouloir combler ce manque avec quelque chose qui nous donnera une "preuve" de notre existence réelle, un peu comme le fait un miroir. L'argent, la gloire, la célébrité, le pouvoir, les biens matériels, le sexe, de fait.
Pourtant, on voit bien à la lecture des biographies de dictateurs que, plus leur pouvoir est absolu, et plus il leur paraît n'avoir pas un contrôle suffisant sur leurs sociétés.

Toutes les sociétés tentent d'empêcher que l'aspect "dyonisiaque" du sexe n'entraîne le chaos. Le Sangha bouddhique ne fait pas exception. Mais comme la majorité d'entre nous sommes de culture catho ou plus généralement chrétienne, nous partageons un peu l'absurde obsession de cette religion pour le sexe, et tendons, peut-être inconsciemment, à en reproduire les paradigmes.

A propos de sexe, dans le Bouddhisme, il y a des 'préceptes'. Ce ne sont pas des commandements, mais des recommandations. Il faut éviter de faire ce qui pourrait entraîner des dommages, directs ou collatéraux, à soi-même, aux autres et aussi aux deux. C'est un peu comme le code de la route. Il y a des gens pour qui l'obéissance au code est absolue, jusqu'au jour où les circonstances les obligent à y contrevenir, et, comme ils ne se sont pas fait prendre, ou qu'il n'y a eu aucun dommage, ils s'affranchissent une fois pour toutes du code. Il peut y avoir des cas où il sera indiqué de contrevenir. Mais cela ne signifie pas s'en affranchir!

Quand le Zen est arrivé en Occident, nous sortions d'une société extrêmement répressive, et le Zen passait pour une doctrine où tout peut se justifier, si on est "dans le bon état". Il était donc assez logique que ceux et celles qui recherchaient une solution à leur quête spirituelle mais refusaient de se laisser enfermer dans la vieille répression des sens aient pensé qu'ici, ils avaient porte ouverte à tout.
Puis arrivèrent les scandales: détournements de fonds, abus de pouvoir sur personnes fragiles, alcoolisme et ainsi de suite. Mais le Zen était-il responsable de ces abus de pouvoir?
Le Zen, certainement pas, mais une certaine tradition se parant de ce nom, oui.
Le Bouddhisme est une voie de la libération, et pas de l'asservissement. Mais liberté veut aussi dire responsabilité. Et, sous couvert de libération, on sait bien qu'on peut imposer le pire des esclavages.

Pourtant, il est inutile de faire toute une conférence pour savoir tout ce que le sexe peut générer comme emmerdements. C'est un appétit physique et de par là-même, il entraîne des problèmes. C'est même l'exemple le plus fondamental du dukkha de ne pas pouvoir être avec qui on veut et d'être coincé avec qui on n'a pas envie!
On voit par exemple un bel objet de désir, on se met en quatre pour pouvoir l'avoir, on souffre tant qu'on n'y a pas réussi, on souffre parce qu'on n'a pas réussi, et on finit par souffrir, une fois qu'on a réussi parce qu'alors commencent les ennuis... Sans compter le délire de l'"âme-soeur", être idéal que, chaque fois qu'on le rencontre, on découvre ne pas être l'être parfaitement compatible dont on avait tant rêvé. On repart donc immédiatement en chasse de la "vraie" âme-soeur. Et cela sans fin.

On s'attache de façon illusoire à un nom/forme et, dans les cas de don-juanisme, on laisse derrière soi une traînée d'attachements et de malheur dont il serait bien présomptueux de croire qu'on n'en ressentira jamais les conséquences. Il est si facile de se fixer sur l'objet de la passion ou de s'obséder de plaisir sexuel en général.
Le problème, c'est que nous en attendons trop; sans tous ces mythes d'amour romantique, nous serions peut-être moins obsésés et souffririons moins lorsque nos attentes ne se réalisent pas toutes (ou pas du tout). Quand on s'attend à ce que le sexe (et l'argent, la gloire etc.) nous rendent heureux, ou que notre partenaire nous complète, nous en demandons bien trop.

A ce propos, je ne puis résister à la tentation de vous rapporter la vieille histoire de deux bonzes qui voyagent ensemble. Ils arrivent à une rivière où se trouve une jeune fille qui n'ose traverser car le courant est trop fort. Un des bonzes la prend sur son dos et la fait traverser. Pendant tout le reste du voyage, son camarade ne lui adresse plus la parole. Arrivés au monastère, il lui demande: "Pourquoi tu me fais la gueule?" -- "T'as contrevenu à notre règle, t'as pris cette femme sur ton dos!" -- "Oh, ecoute! Moi, la fille, je l'ai laissée à la rivière". Toi, ourquoi tu te la traines encore?"

Maître Dôgen disait "Il y a des gens stupides qui prétendent qu'il faut éviter les femmes parce qu'elles sont des objets de désir. Mais s'il fallait haïr les femmes pour ça, ne faudrait-il pas aussi haïr les hommes?"

Un haut-fontionnaire chinois étudiait le bouddhisme auprès d'un vieux maître zen et lui demanda: "C'est quoi, en fin de compte, l'essentiel des enseignements du Bouddha?"
Le vieux maître lui répondit: "Eviter le mal, faire le bien pour les autres créatures".
Le haut-fonctionnaire répliqua: "Si c'est ça, même un gamin de trois ans aurait pu me le dire!"
Le vieux rétorqua: "Ouais, un enfant de trois ans pourrait vous le dire, mais même un vieux de quatre-vingts ans n'y arrive pas".