vendredi 25 octobre 2019

Parler en "termes"

Dans le Zen, on aime bien à "parler en termes," comme on dit au Québec. (Prononcer "tarmes").
Ego, mushotoku, ku, etc.

Je trouve que l'usage de ces termes techniques peut parfois entraîner des équivoques, et ce pour plusieurs raisons.
La première est que le Zen vient se plaquer (en France) sur un contexte de "catholicisme zombie" pour reprendre l'expression d'Emmanuel Todd. Il entend par là des gens qui ne pratiquent plus, ou ne l'ont jamais fait, voire même ne sont même pas catholiques de religion. Mais le catholicisme est au coeur de la civilisation française, même et surtout dans les luttes pour se libérer de son emprise. Il ne peut pas ne pas avoir une influence sur nos vies.
Deshimaru et Nishijima ont toujours dit que pratiquer zazen se suffisait à soi-même, et je pense qu'ainsi ils commettaient une erreur. Dans leur cas, ils étaient japonais, donc imprégnés de culture bouddhique, et il était logique que la pratique de zazen fasse remonter à la surface, à leur insu, les éléments de philosophie bouddhique dont ils étaient déjà imprégnés.
Si l'on fait faire la même chose à des Français, il est logique que ce qui remontera à la surface à leur insu, ce sont les éléments philosophiques dont ils ont été imprégnés culturellement. Il me semble donc que, pour pouvoir passer à autre chose, il faille déjà faire les comptes, et la paix, avec ces données culturelles "zombies" sinon, elles vont nous reprendre sans que nous en ayons conscience.

Et certains de ces éléments sont encore plus larges que le catholicisme. Essentiellement, les trois principales religions françaises sont monothéistes, ce qui entend la notion de l'exclusivité. On ne peut pas être "un peu" juif et "un peu" catholique, ni catholique et protestant, pas plus qu'aucun autre de ces mélanges. La caractéristique de l'exclusivité se résume bien dans l'expression catholique "Hors de l'Eglise, point de salut." Car ces religions se basent sur la foi aveugle, la foi qui intègre même l'absurdité (le credo quia absurdum d'Augustin d'Hippone) et qui requiert donc de ne jamais se poser de questions.
Or introduire ce genre d'attitudes de façon subreptice dans le Bouddhisme qui lui, requiert de se poser des questions et d'agir pour en trouver les réponses revient à en pervertir d'emblée le fonctionnement. Ce d'autant que les valeurs inconscientes qui sont le plus souvent ainsi passées ne sont pas nécessairement les meilleures: j'ai mentionné l'exclusivisme (et son corollaire, l'intolérance), mais il y a aussi l'obsession sexuelle, l'autoritarisme, et surtout l'instinct grégaire.
Mon observation étant que, si l'on veut éviter cela, il faut faire les comptes avec son passé. J'ai été très tôt rebelle à l'autoritarisme et cela n'a pas peu contribué à ma désaffection pour le catholicisme d'abord, le christianisme dans son ensemble ensuite, et les religions monothéistes dans la foulée. Pendant longtemps j'ai voulu croire que ces systèmes n'avaient que du mauvais, et je me suis donc comporté comme un anticlérical forcené. Ce n'est que plus tard que j'ai compris que tout n'est pas blanc ou noir, là comme ailleurs, et qu'il fallait, en toute honnêteté faire aussi un bilan de ce que cela nous a apporté de bien. Et c'est cet exercice qui m'en a libéré. Lorsqu'on sait les choses, lorsqu'on connaît la source de tel ou tel réflexe qui nous vient en automatique, il est bien plus facile de soit l'abandonner s'il le mérite, soit de le réformer s'il a des aspects positifs, soit de l'intégrer s'il est positif dans son ensemble.
Par exemple, j'ai bien dû observer la part déterminante dans l'élévation du statut de la femme jouée par Bernard de Clairvaux, au XII° siècle. Même si ce statut a connu une régression importante et catastrophique avec la Révolution Française et la Grande Dictature Militaire, de 1799 à 1815, et qu'elles n'ont retrouvé tous leurs droits qu'en 1973, il est important de reconnaître cette avancée au catholicisme. De même l'Inquisition, qui a si mauvaise presse (et l'a sans doute mérité, à force) était au départ une énorme avancée sociale, remplaçant la torture des suspects par une enquête (d'où le nom). Je ne donne que ces deux exemples, ce n'est pas vraiment mon sujet.

C'est pourquoi je voudrais examiner certains termes et expressions courantes dans le Zen (et parfois dans toutes les branches du bouddhisme, dans l'espoir d'entraîner une révision et une prise de conscience sur le sens profond de ces termes. Une phrase d'Albert Camus (souvent un peu déformée), publiée en 1944 dans Poésie '44, Sur une philosophie de l'expression, dit que "mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur du monde." Et le Sûtra du Lanka, que Bodhidharma est réputé avoir transmis à son disciple Eka, dit clairement que "les mots ne sont que des symboles qui peuvent, et ne peuvent pas, exprimer clairement et pleinement le sens voulu; et de plus, on peut les comprendre de façon très différente de ce qu'entendait dire qui les a prononcés. Les mots ne sont ni différents, ni non-différents du sens et ce dernier se trouve dans la même relation par rapport à eux."

Nous examinerons donc, dans les numéros suivants ces mots et expressions, en espérant clarifier les concepts et l'usage qu'on doit en faire.

dimanche 13 octobre 2019

De la compassion

Argument: dans l'égalité de la Vacuité, bien et mal son égaux.

Alors? Et le bien?
En fait, la compassion n'est pas dualiste. Le problème du dualisme, du bien et du mal, est insoluble.
La compassion ne se préoccupe pas du bien, dans l'absolu, mais d'harmonie cosmique.

Là, je sens que, pour plein de lecteurs, je viens de basculer dans le gnangnan niouédge. Mais en fait, cette expression "harmonie cosmique", aussi ridicule qu'elle puisse paraître, ne fait que résumer le fait que lorsque le monde tourne rond, le "mal" est absent. Le mal, après tout, n'est que la sottise en action, le résultat d'une croyance erronée qu'on puisse faire une saloperie et ne jamais la payer. Mais c'est là tout un sujet de discussion en soi.
Dans "Zen and the Art of Motorcycle Maintenance", Pirsig fait remonter au problème de la Vérité chez Socrate. Socrate (d'après Platon) cherche "la Vérité" et mène ses interrogatoires en fonction de cette quête. Le problème étant que ses adversaires parlent d'autre chose, l'aretê, terme que Pirsig dans son texte traduit par "Qualité".
En gros, ce que les sophistes enseignent, c'est ce que nous appellerions, "pouvoir se regarder dans une glace". Même si le résultat nous met dans une situation difficile, pouvoir se regarder dans une glace est primordial. Parce que la "vérité"... Dans les faits, la vérité, la réalité, est si complexe qu'il est pratiquement impossible de l'exprimer en mots. Parfois, la seule approximation qui soit à notre disposition est la poésie, parce que l'évocation fait appel à plus qu'aux seuls concepts intellectuels dont notre mental est capable. C'est aussi pourquoi cette quête de la "vérité" est nécessairement dualiste, oscillant entre le conceptuel et le matériel.

Lorsqu'on veut séparer le bien du mal, on a toujours recours à des distinctions faites à la hache. Dans une situation dualiste, on n'a guère le choix. "Tu es avec moi ou contre moi;""On ne peut pas être neutre." Et autres alternatives idiotes du même genre. Tout dualisme extrême ne nous laisse qu'une seule alternative. Il y a blanc ou il y a noir, il ne peut pas y avoir de nuances de gris.
C'est pourquoi il faut retirer aux notions de bien et de mal leur valeur absolue.
Si l'on se fixe comme règle de ne jamais faire le mal (ou, ce qui revient au même, à toujours faire le bien), on s'expose à des dilemmes du genre à ne pas tuer un assassin sur le point d'égorger une famille (je grossis le trait), ne pas corriger un môme qui casse la vaisselle ou torture un chat, etc.
C'est pourquoi ce qu'on appelle la "compassion", cette capacité de s'identifier à ce dont souffrent les autres, n'est pas une invitation à "souffrir avec eux", du genre se caler devant la télé et se tordre les mains devant les horreurs qu'on nous y montre, et ça s'arrête là. Dans sa capacité d'empathie avec la situation globale, elle permet de voir plus loin et de ne pas se laisser enfermer dans des choix qui n'en sont pas.

Ainsi, la compassion nous fait être bons quand c'est possible, sévère quand il le faut et par là-même, d'être juste, ce qui, en définitive reste le plus important. Il s'agit de se régler en harmonie avec l'ensemble du contexte où nous et les autres nous trouvons, ce qui permet de voir au delà de l'apparence immédiate. Il ne s'agit pas de choisir entre le monde des idées et celui de la matière, ni entre des paires comme le bien et le mal, le sombre et le clair, le noir et le blanc, toutes paires dont chaque élément n'existe et n'est défini que par son opposé. Dans la réalité, dans notre réalité, la matière et les idées, prises isolément, ne nous servent à rien. Elles ne se manifestent que dans l'action, et l'extrême complexité de la réalité nous garantit qu'il sera rare que tout se passe parfaitement et sans erreur. Le noir n'est jamais si noir et le blanc n'est jamais si blanc que nous ne puissions en trouver une nuance encore "plus". Et c'est ce qui fait qu'il puisse arriver que la véritable compassion consiste à ne rien faire.