vendredi 10 juillet 2020

La transmission du Dharma (Shiho)


Un appel téléphonique hier soir m'a suscité cette réflexion: Qu'est-ce que la transmission du Dharma et quels sont ses dérives et dangers.

Le bouddhisme zen s'est très tôt mis en adéquation avec l'exigence sociale de famille, en Chine. On a donc rapidement voulu créer des généalogies dans le cadre d'une mentalité où le sangha devenait une famille de substitution et où la Transmission du Dharma créait ces indispensables liens de parentèle. Ainsi un maître joue le rôle de père, les disciples de fils, et les lignées comportent des "oncles", des "neveux", des "grand-parents", ainsi, évidemment, que des "frères" et des "cousins".

Evidemment aussi, cela implique des liens, des devoirs, des obligations, des contraintes. Ceux qui ont reçu la transmission ont un devoir de piété filiale envers leur maître/père, ce qui implique aussi une forme "d'adoption": personne ne peut se prétendre le disciple de quelqu'un sans avoir formalisé cette "adoption". On demande donc formellement à un maître si l'on peut devenir son disciple, et il acquiesce ou refuse, c'est selon. Ce qui m'a valu d'entendre quelqu'un, à Paris, demander à Nishijima de lui confirmer qu'il était un disciple de Sawaki, ce à quoi le Vieux avait répondu: "Non! Je suis un disciple de Niwa zenji. Je pourrais dire autrement parce qu'effectivement, ce serait plus prestigieux, mais ce ne serait pas la vérité."
Tant il est qu'en Occident, nous avons un lien de maître à disciple bien moins formel, ce qui permet à certains de s'affirmer le/la disciple d'un maître qui ne les connaît parfois même pas.
Pour les Japonais, en tout cas, ce rapport est très fort, et très intime: il n'est donc pas question de la brader sur des personnes qui ne pourraient pas en rencontrer les exigences.

Il a été beaucoup discuté, en Occident, et en particulier en France après Deshimaru, de l'utilité de la transmission du Dharma. Chez les autres écoles bouddhistes, elle n'existe pas (même s'il en existe parfois des équivalents). Certains ont donc souhaité qu'on se débarrasse de cette vieillerie (tout comme d'un autre paquet de vieilleries que toute tradition plurimillénaire peut se trimballer). Brad Warner en a souvent parlé, en l'évaluant le plus sincèrement possible et en est arrivé à cette conclusion -- que je partage -- qu'elle doit malgré tout être conservée. Car sans avoir la valeur excessive d'absolu que certains lui ont accordé, elle constitue malgré tout un garde-fou minimum qui comporte un certain nombre d'avantages.
Mais j'y reviendrai.

Quelles sont les dérives?
Comme il s'agit d'un calque des habitudes familiales, il devient donc logique que certains vont distribuer le shiho à droite et à gauche, comme d'autres cherchent à engrosser toutes les femelles qu'ils peuvent afin de perpétuer leur race. Au risque de la consanguinité. Et il est aussi logique que les lignées les plus susceptibles de s'éteindre sont celles où la transmission n'est accordée que parcimonieusement. Et pourtant... cela n'a jamais empêché des lignées prolifiques de s'éteindre malgré tout.
Il y a aussi l'appât du gain. "Vendre" la transmission, que ce soit contre espèces sonnantes et trébuchantes, ou contre faveurs, pour acquérir du prestige entre autres, est un phénomène ancien auquel Dôgen fait très clairement allusion.

Inversement, ceux et celles qui veulent l'acquérir le font souvent pour des raisons de prestige (ne serait-ce pas la presque totalité des cas, à tout bien prendre?), afin d'assurer un pouvoir sur un groupe etc.

Parfois, qui a accordé la transmission va s'en repentir, parce que la personne "transmise" va les décevoir, voire les trahir. Je conserve le souvenir horrifié des injures proférées par Mike Cross à Nishijima sur le blog de ce dernier, parce que le Vieux refusait de se "soumettre" à son disciple. Et cela est, je pense, un karma qui entache toute la lignée de Mike Cross.

On ne peut pas retirer la transmission, une fois qu'on l'a donnée. Ce n'est pas la Légion d'Honneur. Tout ce qu'on peut faire, lorsque le disciple déçoit, c'est couper les liens avec lui/elle. C'est ce qu'avait fait Nishijima.

Tout cela peut, si l'on s'y attarde, générer des sentiments troubles, attristés ou indignés. Mais, pour reprendre l'argument de Brad Warner, le Shiho permet de séparer ceux qui se sont auto-proclamés "maîtres" et ceux qui en ont reçu la mission d'un prédécesseur. Cela ne veut pas toujours dire grand-chose, mais c'est toujours cela. Evidemment qu'il est irritant pour moi de voir des personnes se réclamer de la lignée d'un maître et refuser de tenir compte, ou même de simplement s'intéresser, aux enseignements de ce maître: il y a dans de tels comportements un opportunisme et une forme de goujaterie que je trouve assez ennuyeuse. Mais tant pis: il vaut mieux ça, malgré tout.

Le plus, pour moi, dans ce système, c'est que si on y est sincère (et, je le répète, même si cette sincérité n'est partagée que par une infime minorité), on dispose d'un maître pour nous rajuster quand il le faut (et il le faut plus souvent qu'on ne le voudrait), et celui-ci décédé, on a des oncles ou des frères qui peuvent nous soutenir et nous aider, mais aussi nous corriger (car cela aussi est soutenir et aider). Je reste toujours reconnaissant à Mike Luetchford et à Brad Warner de leur amitié et de leur soutien, et j'aimerais qu'il en aille de même plus souvent pour les autres enseignants zen. L'espérer ne coûte pas cher, après tout...

2 commentaires:

proulx michel a dit…

J'avais pensé faire un autre post, mais pour la cohérence, je vais faire un commentaire.
C'est Etienne Chouart qui rappelait qu'en politique, on ne devrait JAMAIS donner le pouvoir à quelqu'un qui le désire. C'est juste la porte ouverte à tous les abus, toutes les dérives.
Il en va de même de la Transmission du Dharma. On ne devrait jamais la donner à qui la désire, mais c'est inévitable, car certains l'achèteront avec de l'argent, d'autres avec des faveurs, etc. Mais si on est sincère, qu'on veut véritablement le bien de la personne, il faudrait l'amener à y renoncer. Car ce n'est que lorsqu'elle y a renoncé qu'elle peut la recevoir.
Qui la reçoit (par ruse, par exemple), ne reçoit en fait qu'une flatterie pour son ego, et se privera d'emblée de l'enseignement fondamental qui va avec. Et qui est qu'on ne peut absolument RIEN enseigner si on n'est pas soi-même prêt à apprendre.

Rémi a dit…

Le parallèle avec la généalogie me paraît fructueux. Par-delà la filiation directe (génétique), les espèces biologiques évoluent aussi par contamination, saut de gênes d'une espèce à une autre. Deleuze a développé un peu cela dans "Mille plateaux", mais je trouve ça aussi intéressant qu'assez incompréhensible. En tout cas, quoique cela serait moins vendeur, il serait (pour la beauté des jeux conceptuels), je crois, plus juste de parler de "contamination" ou "contagion" que de "filiation" (et ce ne serait pas pour la connotation négative mais simplement pour mieux "coller" au processus).

Cela donne, en biologie liée aux espèces, des découvertes amusantes et contre-intuitives. Toujours sur le plan de la génétique, si un animal ne se reproduit pas mais "sauve" (en se sacrifiant) quelques neveux, il va mathématiquement participer à transmettre ses gênes (puisqu'une part de son patrimoine génétique sera présent dans le "bagage" de ses neveux et nièces) de manière efficace. Ceci a été découvert en étudiant les suricates : les éthologues ne comprenaient pas comment avait pu être "sélectionnés" des comportements en apparence suicidaires adoptés par les "sentinelles". C'est le groupe qui fait la vigueur, et parfois ce qu'on pense être peu utile avec des connaissances dépassées en génétique (un individu d'une espèce ne se reproduisant pas) est bien plus utile à la propagation des gênes par "conservation" (de l'espèce donc) que ce qu'il n'y paraît au premier abord. Cela montre que de manière indirecte, des comportements peuvent être sauvegardés (les risques et les sacrifices des sentinelles chez les lémuriens) sans que cela se fasse "en ligne directe" ; force de l'invisible ou du peu visible...

Appliqué au zen par un jeu d'esprit imprécis, on retrouve alors l'éternel équilibre entre "rigidité VS flexibilité" : trop de mutations et c'est le bordel, aucune mutation et il ne peut plus vraiment y avoir d'adaptabilité. Dans cette grande espèce "zen", les plus visibles ne sont pas toujours ceux qui assurent au mieux les chances de propagation (contagion / filiation) puisqu'au delà du "nombre de personnes touchées" (on peut imaginer des cas d'ultra-vulgarisation aguicheuse pour brasser large), il importe aussi de ne pas complètement transformer l'essence même de la sagesse-pratique. Du coup, il est probable que le sacrifice du suricate (en apparence oublié des siens)soit intuitivement une meilleure stratégie possible que la volonté un peu égotique de trop "proliférer".

Mes excuses si tout ce blabla n'est pas clair ou pas assez en lien avec le sujet.