vendredi 11 juin 2021

 Je republie ici un texte intéressant d'abord publié en chinois et traduit en anglais à cette adresse.

Yan Hui, également connu comme Yan Yuan, fut un philosophe chinois de l'état de Lu (521-481 av.notre ère.). C'était le disciple préféré de Confucius et il occupe le premier rang parmi les 72 disciples de Confucius. Yan Hui était né dans une famille pauvre, mais acceptait sa situation. Il était brillant, diligent dans ses études, et capable d'apprendre par analogie. Vu son bon caractère, Confucius en faisait souvent  l'éloge. Yan Hui est mort à 40 ans et finit par être vénéré parmi les Quatre Sages.

Un jour, Yan Hui eut une discussion avec Confucius: “Je crois qu'on ne doit pas avoir honte d'être pauvre. On doit connaître sa place, peu importe son origine. Même si on ne bénéficie pas d'un statut social élevé, on ne se sent pas inférieur et on ne se comporte pas de façon honteuse devant des aristocrates. On ne se construit pas une réputation en se donnant des airs, mais on soutient plutôt ses amis dans l'adversité tout au long de sa vie. Que pensez-vous de prendre cela comme règle de vie? ”

Confucius répondit: “Cela serait bon. Si on peut se contenter malgré ses origines pauvres, sans se sentir inférieur devant des aristocrates, on n'aura pas d'autre désirs. Quoique ne bénéficiant pas d'une position sociale élevée, on ne se considère pas en dessous des aristocrates et on peut se comporter naturellement, humblement et poliment. On peut traiter tout le monde correctement et sans prendre des airs, et du coup, les gens vont vous respecter.

Ne s'isolant pas des groupes sociaux, on peut se faire des amis, on apprécie la loyauté, et on soutient ses amis dans l'adversité. Ne parlant pas trop et n'en faisant pas trop, on peut unifier les choses efficacement. Quand on peut faire ainsi, même les anciens sages ne faisaient pas mieux.” Confucius vit que les actions de Yan Hui correspondaient vraiment à ses paroles. Il en faisait souvent l'éloge et lui faisait toute confiance.

Un jour, Confucius se trouva pris quelque part entre l'état de Chen et celui de Tsai, sans nourriture. Il n'avait pas mangé de sept jours et était épuisé. Pendant la journée, il ne pouvait que s'étendre et se reposer. Yan Hui rapporta du riz d'on ne sait où et se mit à le faire cuire.

Alors que le riz était presque prêt, Confucius vit Yan Hui en prendre dans la casserole et le manger. Une fois prêt, Yan Hui invita poliment Confucius à en manger. Confucius fit semblant ne pas avoir vu ce qui venait de se passer et dit: “Je viens juste de rêver des ancêtres.

Puisque le riz paraît propre, j'aimerais l'offrir en sacrifice aux ancêtres, et le manger plus tard.” Dans la culture chinoise, on ne peut pas offrir de la nourriture en sacrifice une fois que quelqu'un a commencé à en manger, sinon, ce serait manquer de respect pour les ancêtres.

Yan Hui répondit à la hâte: “Je vous prie de n'en rien faire. Il y a eu de la cendre de charbon qui est tombée dans la casserole et qui a taché le riz. Ç'aurait été dommage d'en jeter, je l'ai donc mangé.”

Confucius soupira et déclara à ses disciples: “Il faut se fier à se qu'on voit. Mais même lorsque les yeux voient réellement, ce n'est pas nécessairement la vérité. On fait confiance à son coeur, mais même le coeur n'est pas toujours fiable. Il faut nous rappeler que vraiment comprendre quelqu'un n'est jamais facile!”

Cet incident de “Yan Hui vole de la nourriture” a presque fait Confucius se méprendre sur son étudiant préféré. Après cela, il a compris cette vérité que "voire n'est pas nécessairement croire.” Même un sage pourrait se méprendre et douter de son disciple le plus fidèle. Heureusement, il sut comprendre la vérité et résoudre le malentendu.

On peut ne croire que ce qu'on voit. Néanmoins, ce que voient les yeux est très limité, car il y a tant de choses que les yeux humains ne peuvent voir. Ne jugeons pas aux apparences, mais considérons plusieurs angles pour comprendre l'ensemble du tableau. Si on ne voit les choses que d'une seule perspective,on aura des préjugés.

Nombreux sont ceux qui se méprennent sur les choses tout en soutenant en avoir été témoin. Ils sont donc hantés par ce malentendu et ressentent de la haine. Il en est même qui meurent avec des regrets qu'il ne réussissent pas à laisser derrière. Vaut-il vraiment la peine de se pourrir la vie à cause d'un malentendu?!

Translated by Sharon L and edited by Helen

vendredi 4 juin 2021

Libre arbitre

 J'embraye sur une vidéo de Brad Warner qui parle d'un auteur du nom de Ramesh Balsekar qu'il cite, dans un texte où il parle du Bouddha, en disant (c'est Balsekar qui parle): 

"Dans mon interprétation, ce qu'entendait dire le Bouddha, c'est que l'éveil, la totale réalisation, est que personne n'est un faiseur. Ni moi, ni l'autre n'enlève la souffrance. Ce qui explose la fondation de la paix, chaque fois que je l'ai. Et cette souffrance est l'énorme charge massive qu'on se transporte avec soi, une charge de honte et de culpabilité pour nos propres actions et de haine et de méchanceté pour celles des autres. Enlevez cette charge et vous n'aurez vraiment plus qu'à attendre qu'arrive la paix. Enlevez ce fardeau d'orgueil et d'arrogance pour vos bonnes actions, et de honte et de culpabilité pour les mauvaises, de haine et de malveillance pour les fautes des autres, enlevez ce fardeau et vous découvrirez que vous n'avez pas à chercher la paix. L'absence même de ce fardeau est la présence de ce que je cherche. (...)

Donc, selon mon concept, tout ce que n'importe quel chercheur spirituel peut avoir est juste ceci: ne jamais être mal à l'aise avec moi-même, ne jamais avoir à me haïr pour quoi que ce soit, ne jamais avoir à être mal à l'aise avec qui que ce soit, ne jamais avoir à haïr qui que ce soit. C'est tout. Si vous attendez de la réalisation quoi que ce soit de plus que cela, il vous faudra regarder ailleurs. Mon concept ne vous aidera pas."

Et (ajoute Brad), l'autre jour, deux personnes différentes m'ont envoyé un article du journal The Guardian sur le libre arbitre, et les différentes interprétations qui en sont faites. L'article était très intéressant, mais je crois que la personne qui a écrit l'article arrivait à ce sujet du libre arbitre contre le déterminisme d'un point de vue matérialiste. Et ce n'est pas que je veuille faire parler Nishijima à ma place, mais il me semble que son interprétation du libre arbitre était bien meilleure que ce que j'ai lu dans cet article, parce qu'il n'y venait pas par un biais matérialiste. Et je crois que ce qu'il aurait dit aurait été (je mets les mots dans sa bouche, mais je ne crois pas me tromper) que si on y vient par le biais du matérialisme, on doit absolument exclure toute possibilité de libre arbitre. Il ne peut PAS y avoir de libre arbitre dans une perspective matérialiste.

Si l'univers n'est que matière, et rien de plus, alors le libre arbitre n'y a pas sa place et vous pouvez le vérifier par vous-même. Et c'était d'ailleurs la conclusion du Guardian, dans l'article. Mais le matérialisme est incomplet et il ne comprend pas tout et, fondamentalement, l'argument du libre arbitre contre déterminisme est, chez Balsekar comme chez Nishijima, un peu similaire à celui du matérialisme contre l'idéalisme. Aucun des deux n'est la réponse. Le libre arbitre n'est pas la réponse, le déterminisme n'est pas la réponse. Le déterminisme est ce qu'on a lorsqu'on considère tout d'un point de vue matérialiste, et le libre arbitre est ce qu'on a lorsqu'on considère tout d'un point de vue idéaliste. Aucun des deux n'est la réponse correcte. Les deux sont illusoires.

L'autre chose que ne fait pas Balsekar (ce qui m'a un peu déçu) mais que fait Dôgen et aussi le bouddhisme, c'est que l'argument contre le libre arbitre, du moins contre le libre arbitre sans restriction, est aussi un argument très fort en faveur du comportement éthique. Parce que, si on se comporte de façon éthique, on n'a alors pas à avoir honte ou se sentir coupable (ou bien moins, en tout cas) et on n'a pas à concevoir de la haine pour les autres parce que cela fait aussi partie du comportement éthique qui est de ne pas haïr. 

Donc, l'éthique est pour moi sérieusement importante, qu'on croie ou pas en le libre arbitre. L'argument pour l'éthique est alors super fort."

mercredi 7 avril 2021

Second degré

 Quelques mois d'absence. Mais j'ai été occupé. Je sais, c'est pas une excuse, mais c'est comme ça. Na!

Le livre de Brad Warner, Sit Down and Shut Up,  que j'avais traduit, vient d'être publié chez Almora. Précipitez-vous chez votre libraire. S'il vous plaît.


C'est une présentation très fraîche et dynamique de certains des chapitres du Shôbôgenzô  de maître Dôgen.  Je le recommande, mais je ne l'aurais pas traduit autrement!

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Je voulais parler aujourd'hui d'une notion qui m'est apparue ce matin. Je travaille à la rédaction d'un livre où je parlerais des obstacles qui se présentent aux pratiquants du zen, en particulier en France, et ce matin, il en est un qui est venu me frapper comme le manche d'un râteau oublié... (et qui n'a même pas la neige sous laquelle hiverner).

Les zenistes ont trop souvent oublié le sens du second degré. Voire de l'humour en général et en tout cas de l'auto-ironie qui reste, pour moi, un élément essentiel de la Voie. Toute la littérature des kôans est remplie de démonstrations d'un humour parfois très corrosif, et je comprends que certains se perdent en conjectures sur la signification profonde de ces histoires, s'ils insistent tant à les prendre au premier degré.

Bref, j'ai commencé cette réflexion en me rappelant l'air outragé d'une "zéniste" à qui je disais que j'étais un maître zen, puisque j'avais reçu la transmission, mais sur le ton de la dérision, parce que je trouvais la chose assez exagérée. Elle, n'a rien trouvé de mieux que de me balancer une insulte qui en était aussi une à mon maître. J'ai trouvé ça dommage. 

Et puis, je me suis rappelé une anecdote rapportée par une connaissance, qui avait passé quelques années au dôjô de Nishijima rôshi, à Moto-Yawata, en banlieue de Tôkyô. Une japonaise habitant au dôjô lui avait prêté son vélo, mais comme elle en avait perdu la clef, il fallait scier  le cadenas pour pouvoir l'utiliser. Sur les entrefaites, Nishijima sort, les voit, et leur demande ce qu'ils font. Hervé lui répond en rigolant qu'ils sont en train de voler le vélo. Plaisanterie qui échappe totalement à Nishijima qui se met à les gronder en disant que cela va à l'encontre du précepte etc., etc. 

Les Japonais ne connaissent pas le second degré. C'est aussi simple que ça. Il s'agit d'un truc culturel, et souvent, j'ai eu l'impression que les personnes qui se mettent au zen, inconsciemment, en arrivent à prendre eux aussi cette mentalité. Est-ce par imitation du Japon? Par "esprit de samouraï"? On pourrait sans doute étudier le sujet, mais il n'en reste pas moins que ce phénomène est trop courant, et je crois, préjudiciable à une saine évolution des personnes, parce qu'elle interdit l'auto-ironie, qui est sans doute, de toutes, l'arme la plus puissante pour lutter contre les prétentions de l'ego, cette perception erronée qui place "je" à une place isolée par rapport à "tu" et à "il/elle".

vendredi 29 janvier 2021

Il y a peu, un étudiant m'a posé une question à propos des préceptes. Les préceptes de bodhisattva, dans la tradition issue de maître Dôgen sont au nombre de seize, divisés en trois groupes. Le premier comprend les Trois Dévotions (au Bouddha, au Dharma et au Sangha), le second les Trois Préceptes Universels (nous y reviendrons), et les Dix Préceptes fondamentaux. 

Ces Trois Préceptes Universels, dans leur version la plus courante sont, "éviter de faire le mal", "faire le bien" et "faire le bien pour les autres". Mais maître Nishijima, les trouvant trop vagues, a voulu leur donner une acception plus concrète, plus applicable, et les a reformulés comme suit: "Observer les règles de la vie en société", "Observer la règle morale de l'Univers" et "Travailler à sauver tous les êtres vivants". Et c'est sur les deux premiers que les questions de cet étudiant portaient. 

Voici donc la première et la réponse que je lui ai faite:

"To observe the rules of society".

"Bon, heureusement, Brad concède que quand il y a des lois injustes il faut travailler à les changer tout en restant dans le cadre de la légalité telle qu'elle est établie à ce moment. D'une, Nishijima reformule quand même sacrément le précepte traditionnel en lui donnant un tour finalement assez politique et conservateur. Ça fonctionne dans la mesure ou on est dans des sociétés modernes relativement démocratiques j'imagine, mais on peut envisager beaucoup d'autres situations ou ce conformisme pourrait être problématique non? "To renounce or do no evil" est certes très général et vague mais a moins cette dimension politique, non? "

 Pour ma part, je crois que, même lorsqu'on veut modifier les règles sociales, la seule façon vraiment efficace au long cours est de rester au maximum dans les clous. "Observer les règles de la vie en société", c'est rester courtois, ne pas se mettre les gens à dos, respecter la 'décence commune' chère à Orwell, et se montrer généralement respectueux des autres avec lesquels on vit.

Cela paraît conservateur et "politique", mais c'est là que je pose la question: Qu'est-ce qui n'est pas politique?

Nishijima était plutôt conservateur, ce qui m'irritait parfois, mais aujourd'hui où je constate que la majorité des mesures liberticides sont des mesures de "gauche", je balance...

Mais toute mon expérience d'une vie, c'est surtout que, lorsqu'on considère que quelque chose est injuste et inacceptable, la seule façon de faire changer ces choses, c'est de travailler en douceur et sur le long terme. Toute impatience devient rapidement contre-productive, et je constate même aujourd'hui que le discours LGBTQ& tend à re-confiner les marginaux dans des mini-ghettos, et détruit paradoxalement les résultats de la lutte pour l'égalité des femmes et pour l'indifférence envers les choix sexuels.

C'est en ce sens que j'interprète le "observer les règles de la vie en société". 

Et puis, les "règles de la vie en société" correspondent-elles vraiment toujours avec les lois et les règlements? Il s'agit essentiellement de "ne pas faire le mal", c'est-à-dire de ne pas commettre des actes qui seront au détriment des autres, de l'environnement, de la société dans son ensemble.  Donc, on pourrait même dire que ce précepte couvre la désobéissance civile lorsqu'elle est nécessaire.


mardi 12 janvier 2021

L'Eveil

J'ai jadis participé à quelques listes de discussion sur Internet. J'ai cessé, car les intervenants sont pratiquement toujours les mêmes, et tendent parfois à ce qu'on appelle en anglais, le "one-track mind" [littéralement esprit d'un seul rail, autrement dit à idée fixe]. Mais parfois, des échos me revenaient de la part de personnes qui lisaient sans jamais intervenir, et qui semblaient bénéficier des interventions, les miennes entre autres. Donc un jour, quelqu'un a fait une intervention intempestive sur l'Eveil, le ramenant encore une fois au légendaire et au merveilleux. J'avais voulu jeter un seau d'eau bien glacée sur ces ardeurs. Ce seau d'eau glacée me paraît toujours d'actualité, c'est pourquoi je reprends ici cet article 

En effet, dans son intervention, cette personne commençait par dire qu'un moine, quand il atteint l'Eveil, devient un rôshi.. Je n'ai donc pu m'empêcher de bondir pour mentionner que, selon les paroles de Philip Kapleau, "est rôshi (老師 : vieux prêtre; sage; enseignant Zen) quiconque arrive à convaincre d'autres personnes de l'appeler ainsi." Rien à voir avec l'éveil. ce qui ne veut pas dire que ceux qui sont affublés de ce titre ne le méritent pas -- il veut dire, tout simplement, vieux maître. Cela signifie que l'habit ne fait pas le moine, et que le titre ne fait pas le mérite.

Il y avait également tout un délire sur l'éveil et sur les vertus qu'il procure. Ce à quoi j'ai répliqué par la phrase d'un maître zen quelconque (je n'arrive pas à retrouver la citation), où l'on dit, "Avant qu'on s'engage sur la Voie, les montagnes ne sont que des montagnes et les rivières ne sont que des rivières. Après qu'on se soit engagé sur la Voie, les montagnes ne sont plus des montagnes et les rivières ne sont plus des rivières. Quand on a réalisé la Voie, les montagnes sont à nouveau des montagnes et les rivières sont à nouveau des rivières."

J'aimerais commenter ce passage. Il est très, trop facile de délirer sur une "Illumination" qui transformerait son heureux bénéficiaire en surhomme aux pouvoirs magiques et à la resplendance transcendante et sublime. J'ai moi-même entendu des personnes déclarer qu'un maître réalisé bénéficiait, tout comme le Pape, de l'infaillibilité doctrinale. Moi, rien qu'à lire les sûtras du canon pâli, je suis bien forcé de constater que même le Bouddha historique n'en bénéficiait pas. Même si ceci peut paraître sacrilège. Par exemple, lorsque sa tante et son épouse insistent pour qu'il admette les femmes dans le sangha, son refus initial, et le fait que Sâriputra ait pu le convaincre de revenir dessus, montrent qu'il pouvait changer d'idée. Or, on ne change pas d'idée quand on est infaillible. De même, la dureté de son ton, lorsqu'il traite de 'stupide' un de ses disciples qui a mal compris sa doctrine et qui répète et soutient partout ce qu'il a mal compris, jusqu'à ce que ses camarades le convainquent de porter sa cause devant le Bouddha, qui, du moins en paroles, ne fait pas le moindrement preuve de gentillesse par rapport à son erreur, cela correspond peu à nos conceptions (ce qui ne veut pas dire qu'il ait nécessairement tort).

Mais pour revenir à notre commentaire. Je dirai qu'effectivement, une personne qui n'est pas engagée sur la Voie, que ce soit parce qu'elle l'ignore ou parce qu'elle la rejette, ne voit dans les montagnes que des montagnes, et dans les rivières que des rivières. C'est prosaïque et factuel, sans imagination. Pour ces gens-là, les choses sont ce qu'elles sont, et ça ne va pas chercher plus loin. Les matérialistes y voient des accidents géologiques en calcaire ou en granit, en basalte ou en marbre ou tout autre matériau, alors que les idéalistes n'y voient que des concepts. (Evidemment, c'est une exagération: personne n'est aussi radical? Mais c'est l'idée générale.

La personne qui s'est engagée dans la Voie aura tendance à se faire des films sur l'éveil, à en attendre autre chose que la plate réalité quotidienne, à se prendre la tête avec les pouvoirs magiques et l'état sublime et forcément paranormal qui en résultent. Elle aura tendance à fa

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ntasmer et à se perdre en conjonctures sur ce qui pourrait lui arriver le jour où ça se produirait. Elle pourrait même se dévoyer entièrement en se laissant aller à l'ambition d'être 'reconnue' par les autres, voire par l'Humanité toute entière, à partir de ce jour béni. Ou encore elle pourrait avoir une idée relativement correcte de la chose, mais entièrement intellectuelle, et pas du tout fondée sur l'expérience psycho-physique.

Mais la personne qui réalise la Voie voit à nouveau les montagnes et les rivières pour ce qu'elles sont, mais autrement qu'elle ne les avait jamais vues. Elle comprend intimement ce qu'elles sont, de même qu'on comprend ce qu'il fallait faire le jour où on chope le tour de main pour faire sauter les crêpes ou réussir une omelette, arriver à se tourner une main sur le ventre pendant que l'autre tape sur le crâne, ou toute autre chose où, quand on comprend, on n'a qu'une expression à la bouche: "Bon sang! Mais c'est bien sûr!"

Alors, plus qu'une chose à faire: puisque, si on veut réussir l'un des tours de force ci-haut mentionnés, il faut s'y exercer sans relâche jusqu'à la réussite, alors pour la Voie, il faut s'y exercer sans relâche jusqu'à la réussite. S'asseoir jour après jour, sans se préoccuper de l'échec apparent (et quotidien, parfois), sans jamais négliger l'éthique, puisque la méditation sans éthique et sans sagesse est une perte de temps, que la sagesse sans moralité, ça revient à notre bon vieux dicton catholique "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme"; que la même sagesse sans méditation n'est que sagesse littéraire, intellectuelle, à l'efficace douteuse car non fondée sur l'expérience ni l'intuition; et enfin, que l'éthique sans méditation ni sagesse n'est qu'une morale figée, qui conduit à la rigidité mentale.

 

dimanche 13 décembre 2020

"Rester zen"

 

Je me souviens d'avoir en entendu des zénistes se plaindre de l'utilisation courante et commerciale du mot "zen" à toutes les sauces. S'ils avaient pu breveter le terme, ils l'auraient fait.

Il m'avait semblé que cette irritation était un peu mal placée. Car si cette expression a tant de popularité, c'est aussi qu'elle renvoie à quelque chose que, malheureusement, j'ai rarement vu chez les zénistes. 

Je ne me souviens plus qui, au XVIII° siècle, avait formulé que "l'hypocrisie est l'hommage que le vice rend à la vertu." Autrement dit, c'est parce que la vertu a meilleure presse que le vice que même les gens qui s'adonnent à ce dernier vont faire semblant d'être pratiquants de la première. Donc, si dans l'esprit populaire le zen correspond à quelque chose qui paraît souhaitable, c'est donc qu'il y a quelque chose. Et ce quelque chose, c'est l'équanimité.

J'avais déjà traité ce terme, de façon assez brève, au début septembre. Avec une illustration de St-Laurent sur son gril, pour faire bonne mesure... Où je faisais observer que l'équanimité est cette forme d'indifférence à ce qui nous arrive à NOUS!

L'indifférence tout court s'applique à ce qui arrive aux autres, et elle n'est pas possible pour un authentique pratiquant du bouddhadharma qui sait que ce qui arrive aux autres le touche aussi.

Aha! Me diront les petits malins, si ce qui arrive aux autres nous touche aussi, mais que nous sommes indifférents à ce qui nous arrive à nous, alors nous serons indifférents à tout. Ouiiiiiiiiiii, certes, c'est très cela. Continuez, vous êtes sur la bonne pente...

En fait, l'équanimité n'a pas à entraîner de passivité. Au contraire, elle libère. Car lorsqu'il y a quelque chose à faire, on n'a guère le temps de s'apitoyer sur son sort. A la limite, et dans la mesure du possible et du temps alloué, s'apitoyer sur les autres, sans que cela doive empêcher l'action. Prenons un cas de catastrophe. On peut être légèrement blessé, mais si cette blessure n'empêche pas d'agir, la réaction naturelle est d'aller porter secours à qui l'est plus gravement, sans trop se préoccuper de soi. Certes, il est dommage de devoir recourir à un exemple aussi extrême, mais les situations courantes participent pourtant du même principe, en moins spectaculaire.

Le problème vient peut-être en partie de ce que, pour un grand nombre de "zénistes", le zen leur est plus une identité qu'une pratique visant à se libérer. Dès qu'on s'attache à l'identité, le mot est là, il y a attachement. Et comme dit le sûtra: "comme [le bodhisattva] n'a pas d'attachement, il ne peut pas avoir de crainte."

J'ai vu des zénistes réagir avec une violence extrême à toute contestation de leurs habitudes. Il y a des opiniâtretés stupéfiantes chez certains d'entre-eux, qui correspondent à une remarquable incapacité à, justement, "rester zen" dans certaines circonstances.

Développer l'équanimité n'a rien de facile. Mais pour y arriver, encore faut-il bien comprendre ce qu'elle est. Elle consiste à se dire: "Ce qui est fait est fait," sachant que trépigner et se tordre les mains n'y pourra rien changer. Autant accepter le fait accompli et partir de là. S'il y a quelque chose à redresser, on ne le redressera juste en souhaitant que le fait n'est pas eu lieu. On ne peut faire qu'avec ce qu'on a, aussi déplaisant soit-il.

Voilà ce qu'est l'équanimité: ne pas se frapper, faire avec. Et, dans le cadre d'une discussion, cela peut éventuellement permettre d'aller plus loin.

mardi 1 décembre 2020

Duhkha, comme sensation de manque ou de vide


Bon, aujourd'hui, je vais reprendre le thème du moi, sous un autre angle. Celui de la sensation de manque, de vide, que tout le monde (du moins je le crois) a ressenti un jour ou l'autre. Cette sensation qui nous fait souffrir, évidemment, puisqu'elle est inconfortable.

La Première Noble Vérité nous dit qu'il y a l'insatisfaction. L'inconfort, c'est pareil. La seconde, dans sa version originale, nous dit qu'il y a l'accumulation...

Attendez! C'est pas censé être le désir? Ouais, c'est comme ça qu'on le traduit le plus souvent, mais non! Le mot d'origine, c'est samudaya, qui se traduit par "accumulation." Et de fait, que faisons-nous en général pour compenser ce vide, cette sensation de manque? Nous accumulons. Comme dans le dessin ci-dessus. Et ce que je voudrais explorer ici, ce sont les mécanismes qui conduisent à ça.

Notre "moi", notre personnalité, se construit au fil des ans. Et on peut dire de bric et de broc. Chez certains plus, chez d'autres moins. Mais en gros, nous sommes le produit de notre culture nationale, locale, familiale, avant même que d'être lâchés dans la nature, je veux dire l'école, et finalement la vie d'adulte. Notre personnalité se compose de ce que nous avons appris, de notre façon de réagir, de ce que nous avons plus ou moins inconsciemment copié de nos parents et nos proches, de nos expériences heureuses et/ou malheureuses, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en général, cela fait un tout un peu brinqueballant. Rien d'assuré. Une construction qui, si on la représentait en architecture serait dans beaucoup de cas un défi  à la gravité (terrestre, s'entend). Et cela nous rend insécures. 

Mais mieux encore, tout ça est en mouvement. Et qui dit mouvement dit espace. On a besoin d'espace pour danser. Et il m'est apparu que nous nous méprenons sur cet espace. Nous l'interprétons comme du vide, comme un manque.

Cela me rappelle une anecdote. J'étais à Poitiers, et un facteur d'orgues m'avait fait visiter le buffet de l'orgue de la cathédrale. Cet orgue est célèbre en France, car il est l'un des rares orgues anciens (il date du XVIII° dans son jus) à ne pas avoir été massacré par les modernisations du XIX°, et pire encore, celles de Norbert Dufourcq au XX°. Pour mieux me faire comprendre, lorsque les facteurs d'orgues du XIX° ou du XX° étaient chargés de moderniser ces instruments, ils cherchaient toujours à les augmenter en leur ajoutant des jeux. Et comme il y avait la place dans les buffets, ils ne se gênaient pas. Et même quand il n'y avait guère de place, ils quichaient!
Ce qui m'avait espanté, c'est que l'orgue de Poitiers a une sonorité incomparable avec une puissance rare. Et pourtant, en pénétrant dans le buffet, quelle surprise: il paraissait vide! Mais en fait, c'était cet espace, ce vide, qui lui conférait bonne partie de ses caractéristiques sonores. Les rationalistes des XIX° et XX° siècle ne pouvaient concevoir une telle chose, et avaient cru que cet espace était juste une invitation à "compléter" l'orgue.
J'ai vu aussi le salon d'un manoir du XVII° siècle, une pièce plus grande qu'un grand appartement tout entier, bien 100 m² mais si remplie, tellement quichée de meubles qu'on n'y pouvait circuler et qu'elle en donnait l'impression d'être petite. 

Il nous faut réapprendre à estimer cet espace, et à l'évaluer différemment. Ce n'est pas du vide. Ce n'est pas de l'espace perdu. Ce n'est pas du manque qu'il faille à tout prix combler.

Quand j'étais gamin, nous avions ce jeu de taquin qui a été plus tard remplacé par le Rubik'sCube. Parfois, il m'arrivait, après avoir complété le jeu, d'avoir l'impression qu'il manquait le 16° carreau, tout en convenant en toute logique que, si l'on remplissait ce carreau, il ne pourrait plus y avoir de jeu. 

Je pense que c'est ce qui nous arrive. Tant que nous n'aurons pas appris à estimer de façon positive cet espace qui nous permet de "danser" notre vie, nous continuerons à vouloir le remplir avec ce qui nous vient à l'esprit, et d'accumuler des relations humaines, sexuelles, des biens, de l'argent, de collectionner des objets de façon parfois obsessionnelle, et de verser tout cela dans un trou sans fond, apparenté au fameux tonneau des Danaïdes. Ce mécanisme explique d'ailleurs pourquoi les riches sont si facilement beaucoup plus radins que les pauvres. Un pauvre sait qu'il n'a rien, et le peu qu'il a, il le partage plus volontiers parce qu'il a plus facilement d'empathie pour qui est dans une situation analogue à la sienne.
Mais un riche, non! Il n'arrête pas de déverser des monceaux de richesses, de biens, d'argent, de yachts, de voitures, de maisons, dans son trou sans fond, et peu importe l'aspect colossal de ce qu'il y verse, il voit qu'il n'arrive pas à boucher le trou. Au lieu de convenir que c'est un trou sans fond, il s'acharne, et s'il possède la moitié de la terre, il voudra s'emparer de l'autre moitié dans l'espoir que cela marche. Et c'est pour ça que dans les six catégories d'êtres, les dieux ne peuvent accéder à la salvation.