dimanche 13 décembre 2020

"Rester zen"

 

Je me souviens d'avoir en entendu des zénistes se plaindre de l'utilisation courante et commerciale du mot "zen" à toutes les sauces. S'ils avaient pu breveter le terme, ils l'auraient fait.

Il m'avait semblé que cette irritation était un peu mal placée. Car si cette expression a tant de popularité, c'est aussi qu'elle renvoie à quelque chose que, malheureusement, j'ai rarement vu chez les zénistes. 

Je ne me souviens plus qui, au XVIII° siècle, avait formulé que "l'hypocrisie est l'hommage que le vice rend à la vertu." Autrement dit, c'est parce que la vertu a meilleure presse que le vice que même les gens qui s'adonnent à ce dernier vont faire semblant d'être pratiquants de la première. Donc, si dans l'esprit populaire le zen correspond à quelque chose qui paraît souhaitable, c'est donc qu'il y a quelque chose. Et ce quelque chose, c'est l'équanimité.

J'avais déjà traité ce terme, de façon assez brève, au début septembre. Avec une illustration de St-Laurent sur son gril, pour faire bonne mesure... Où je faisais observer que l'équanimité est cette forme d'indifférence à ce qui nous arrive à NOUS!

L'indifférence tout court s'applique à ce qui arrive aux autres, et elle n'est pas possible pour un authentique pratiquant du bouddhadharma qui sait que ce qui arrive aux autres le touche aussi.

Aha! Me diront les petits malins, si ce qui arrive aux autres nous touche aussi, mais que nous sommes indifférents à ce qui nous arrive à nous, alors nous serons indifférents à tout. Ouiiiiiiiiiii, certes, c'est très cela. Continuez, vous êtes sur la bonne pente...

En fait, l'équanimité n'a pas à entraîner de passivité. Au contraire, elle libère. Car lorsqu'il y a quelque chose à faire, on n'a guère le temps de s'apitoyer sur son sort. A la limite, et dans la mesure du possible et du temps alloué, s'apitoyer sur les autres, sans que cela doive empêcher l'action. Prenons un cas de catastrophe. On peut être légèrement blessé, mais si cette blessure n'empêche pas d'agir, la réaction naturelle est d'aller porter secours à qui l'est plus gravement, sans trop se préoccuper de soi. Certes, il est dommage de devoir recourir à un exemple aussi extrême, mais les situations courantes participent pourtant du même principe, en moins spectaculaire.

Le problème vient peut-être en partie de ce que, pour un grand nombre de "zénistes", le zen leur est plus une identité qu'une pratique visant à se libérer. Dès qu'on s'attache à l'identité, le mot est là, il y a attachement. Et comme dit le sûtra: "comme [le bodhisattva] n'a pas d'attachement, il ne peut pas avoir de crainte."

J'ai vu des zénistes réagir avec une violence extrême à toute contestation de leurs habitudes. Il y a des opiniâtretés stupéfiantes chez certains d'entre-eux, qui correspondent à une remarquable incapacité à, justement, "rester zen" dans certaines circonstances.

Développer l'équanimité n'a rien de facile. Mais pour y arriver, encore faut-il bien comprendre ce qu'elle est. Elle consiste à se dire: "Ce qui est fait est fait," sachant que trépigner et se tordre les mains n'y pourra rien changer. Autant accepter le fait accompli et partir de là. S'il y a quelque chose à redresser, on ne le redressera juste en souhaitant que le fait n'est pas eu lieu. On ne peut faire qu'avec ce qu'on a, aussi déplaisant soit-il.

Voilà ce qu'est l'équanimité: ne pas se frapper, faire avec. Et, dans le cadre d'une discussion, cela peut éventuellement permettre d'aller plus loin.

mardi 1 décembre 2020

Duhkha, comme sensation de manque ou de vide


Bon, aujourd'hui, je vais reprendre le thème du moi, sous un autre angle. Celui de la sensation de manque, de vide, que tout le monde (du moins je le crois) a ressenti un jour ou l'autre. Cette sensation qui nous fait souffrir, évidemment, puisqu'elle est inconfortable.

La Première Noble Vérité nous dit qu'il y a l'insatisfaction. L'inconfort, c'est pareil. La seconde, dans sa version originale, nous dit qu'il y a l'accumulation...

Attendez! C'est pas censé être le désir? Ouais, c'est comme ça qu'on le traduit le plus souvent, mais non! Le mot d'origine, c'est samudaya, qui se traduit par "accumulation." Et de fait, que faisons-nous en général pour compenser ce vide, cette sensation de manque? Nous accumulons. Comme dans le dessin ci-dessus. Et ce que je voudrais explorer ici, ce sont les mécanismes qui conduisent à ça.

Notre "moi", notre personnalité, se construit au fil des ans. Et on peut dire de bric et de broc. Chez certains plus, chez d'autres moins. Mais en gros, nous sommes le produit de notre culture nationale, locale, familiale, avant même que d'être lâchés dans la nature, je veux dire l'école, et finalement la vie d'adulte. Notre personnalité se compose de ce que nous avons appris, de notre façon de réagir, de ce que nous avons plus ou moins inconsciemment copié de nos parents et nos proches, de nos expériences heureuses et/ou malheureuses, et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en général, cela fait un tout un peu brinqueballant. Rien d'assuré. Une construction qui, si on la représentait en architecture serait dans beaucoup de cas un défi  à la gravité (terrestre, s'entend). Et cela nous rend insécures. 

Mais mieux encore, tout ça est en mouvement. Et qui dit mouvement dit espace. On a besoin d'espace pour danser. Et il m'est apparu que nous nous méprenons sur cet espace. Nous l'interprétons comme du vide, comme un manque.

Cela me rappelle une anecdote. J'étais à Poitiers, et un facteur d'orgues m'avait fait visiter le buffet de l'orgue de la cathédrale. Cet orgue est célèbre en France, car il est l'un des rares orgues anciens (il date du XVIII° dans son jus) à ne pas avoir été massacré par les modernisations du XIX°, et pire encore, celles de Norbert Dufourcq au XX°. Pour mieux me faire comprendre, lorsque les facteurs d'orgues du XIX° ou du XX° étaient chargés de moderniser ces instruments, ils cherchaient toujours à les augmenter en leur ajoutant des jeux. Et comme il y avait la place dans les buffets, ils ne se gênaient pas. Et même quand il n'y avait guère de place, ils quichaient!
Ce qui m'avait espanté, c'est que l'orgue de Poitiers a une sonorité incomparable avec une puissance rare. Et pourtant, en pénétrant dans le buffet, quelle surprise: il paraissait vide! Mais en fait, c'était cet espace, ce vide, qui lui conférait bonne partie de ses caractéristiques sonores. Les rationalistes des XIX° et XX° siècle ne pouvaient concevoir une telle chose, et avaient cru que cet espace était juste une invitation à "compléter" l'orgue.
J'ai vu aussi le salon d'un manoir du XVII° siècle, une pièce plus grande qu'un grand appartement tout entier, bien 100 m² mais si remplie, tellement quichée de meubles qu'on n'y pouvait circuler et qu'elle en donnait l'impression d'être petite. 

Il nous faut réapprendre à estimer cet espace, et à l'évaluer différemment. Ce n'est pas du vide. Ce n'est pas de l'espace perdu. Ce n'est pas du manque qu'il faille à tout prix combler.

Quand j'étais gamin, nous avions ce jeu de taquin qui a été plus tard remplacé par le Rubik'sCube. Parfois, il m'arrivait, après avoir complété le jeu, d'avoir l'impression qu'il manquait le 16° carreau, tout en convenant en toute logique que, si l'on remplissait ce carreau, il ne pourrait plus y avoir de jeu. 

Je pense que c'est ce qui nous arrive. Tant que nous n'aurons pas appris à estimer de façon positive cet espace qui nous permet de "danser" notre vie, nous continuerons à vouloir le remplir avec ce qui nous vient à l'esprit, et d'accumuler des relations humaines, sexuelles, des biens, de l'argent, de collectionner des objets de façon parfois obsessionnelle, et de verser tout cela dans un trou sans fond, apparenté au fameux tonneau des Danaïdes. Ce mécanisme explique d'ailleurs pourquoi les riches sont si facilement beaucoup plus radins que les pauvres. Un pauvre sait qu'il n'a rien, et le peu qu'il a, il le partage plus volontiers parce qu'il a plus facilement d'empathie pour qui est dans une situation analogue à la sienne.
Mais un riche, non! Il n'arrête pas de déverser des monceaux de richesses, de biens, d'argent, de yachts, de voitures, de maisons, dans son trou sans fond, et peu importe l'aspect colossal de ce qu'il y verse, il voit qu'il n'arrive pas à boucher le trou. Au lieu de convenir que c'est un trou sans fond, il s'acharne, et s'il possède la moitié de la terre, il voudra s'emparer de l'autre moitié dans l'espoir que cela marche. Et c'est pour ça que dans les six catégories d'êtres, les dieux ne peuvent accéder à la salvation.



 

jeudi 29 octobre 2020

Montaigne, Essais (Livre II, ch. 12, dans "Apologie de Raymond Sebond")

Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, et nostre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsi n il ne se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant, et le jugé, estans en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l'eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsi veu que toutes choses sont subjectes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceuë, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanant : par ce que tout ou vient en estre, et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disoit que les corps n'avoient jamais existence, ouy bien naissance, estimant qu'Homere eust faict l'Ocean pere des Dieux, et Thetis la mere : pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante et labile. Les Stoiciens, qu'il n'y a point de temps present, et que ce que nous appellons present, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé : Heraclitus, que jamais homme n'estoit deux fois entré en mesme riviere : Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant ; Et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd'huy non convié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : Et qu'il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat : car par soudaineté et legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon, que ce qui commence à naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d'estre. Pourautant que ce naistre n'acheve jamais, et jamais n'arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va tousjours se changeant et muant d'un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme : puis un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de mammelle ; apres il devient garçon ; puis consequemment un jouvenceau ; apres un homme faict ; puis un homme d'aage ; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l'aage et generation subsequente va tousjours deffaisant et gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res, omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.

 

 [Finalement, il n'y a aucune  existence constante, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle.

Nous n'avons aucune communication à l'être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l'eau : car plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, plus il perdra ce qu'il voulait tenir et empoigner. Ainsi, vu que toutes choses sont sujettes à passer d'un changement en autre, la raison qui y cherche une réelle subsistance se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n'est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit né. Platon disait que les corps n'avaient jamais d'existence, oui [mais] bien naissance, estimant qu'Homère eût fait l'Océan père des Dieux, et Thétis la mère; pour nous montrer, que toutes choses sont en flux, muance et variation perpétuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parménide, qui refusait mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagore, que toute matière est coulante et glissante. Les Stoïciens, qu'il n'y a pas de temps présent, et que ce que nous appelons présent, n'est que la jointure et assemblage du futur et du passé; Héraclite, que jamais homme n'était deux fois entré en même rivière; Epicharme, que celui qui a depuis longtemps emprunté de l'argent, ne le doit pas maintenant. Et que celui qui a été invité hier soir à venir dîner ce matin, vient aujourd'hui non convié; comme ils ne sont plus eux-mêmes, ils sont devenus autres. Et qu'on ne pouvait pas trouver une substance mortelle deux fois dans le même état: car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, tantôt elle rassemble, elle vient, et puis s'en va, de façon que ce qui commence à naître, ne parvient jamais jusqu'à la perfection d'être. Pour autant que ce naître ne s'achève jamais, et jamais ne s'arrête, arrivé au bout, mais, depuis la semence, va toujours se changeant et muant de l'un à l'autre. Comme de semence humaine se fait tout d'abord dans le ventre de la mère un fruit sans forme : puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant à la mamelle ; après il devient garçon ; puis conséquemment un jouvenceau ; après un homme fait ; puis un homme d'âge ; à la fin vieillard décrépit. De manière que l'âge et la génération subséquente va toujours en défaisant et en gâtant la précédente.

Oui le temps modifie la nature du monde,
Tout quitte son premier état pour un autre, inévitablement,
Rien ne reste identique: Tout passe, tout change,
Tout se transforme. Telle est la loi de la nature.

                                         (Lucrèce, La nature des choses,  V, 828)]

dimanche 4 octobre 2020

S'harmoniser

 S'harmoniser


 

(Je reposte ici un vieil article d'il y a quelques années).

S’harmoniser, ah, le vilain mot !

Hier encore j’ai entendu quelqu’un me dire qu’il « fallait s’harmoniser ». Oh que cette expression me gonfle !

Il s’agit d’une expression courante dans les groupes bouddhistes, surtout d’inspiration japonaise. En effet, on la retrouve aussi bien au sein de la Soka Gakkai que dans les divers groupes zen. Son sens est essentiellement le suivant : peu importe ce qui se pratique dans le groupe, tu fais pareil. Si le groupe décide de mettre soleil au féminin et lune au masculin, tu t’harmonises. Peu importe qu’en dehors du groupe il en aille autrement, on s’en fout, tu t’harmonises ! Si le groupe te dit que deux et deux font cinq, tu t’harmonises ! C'est ainsi que dans l’artisanat, la simple tradition sans imagination tend à s’appauvrir, par la force des choses.

Pour quiconque connaît un peu la sociologie orientale, ce genre de délire ne provoquera aucune surprise. Même les anti-conformistes s’y réunissent en groupes d’anti-conformistes, groupes dans lesquels tout le monde fait pareil, évidemment.

 
Ça me rappelle un dessin que j’avais vu, montrant un troupeau de moutons s’avançant vers une falaise, et, bien entendu, les premiers étant poussés par ceux derrière tombaient inéluctablement dans le ravin. Sauf une brebis, à contre-courant, qui tentait de remonter le flot suicidaire du troupeau, en disant : « Excusez-moi. Excusez-moi ». Sale individualiste qui refuse de s’harmoniser ! !

En fait, ce qui me paraît évident, c’est qu’on se trouve encore une fois face à un malentendu. Je ne vais pas rappeler la nature intimement dictatoriale des divers régimes politiques qui se sont succédé au Japon du XVI° siècle au milieu du XX°. Il me semble qu’il n’est pas besoin d’être trop malin pour deviner que ça ait pu avoir une influence sur les mentalités, surtout quand on voit l’impact que la Grande Dictature Militaire qui chevauche la fin du XVIII° et le début du XIX° a pu laisser sur les mentalités françaises.

Cette nécessité de s’harmoniser existe. Mais pas à tout prix. Et, surtout, elle ne doit pas être un moyen autoritaire de faire rentrer les moutons noirs dans le rang. Pour qu’elle soit valable, il faut qu’il s’agisse d’une initiative individuelle et intérieure, et qu’elle ne s’apparente pas à une démission ou une compromission.

Mais dans le cadre de l’autoritarisme, il s’agit au contraire du prétexte rêvé pour faire taire tous les empêcheurs de tourner en rond. C’est un appui indéfectible à la rigidité mentale, et l’idéal pour pouvoir éviter de se remettre en question.

A moi, il me semble que l’agir juste de l’Octuple Noble Sentier implique de s’adapter aux circonstances, de modifier les choses en fonction de ce qu’on peut découvrir avec l’expérience. Refuser de modifier un comportement au prétexte que c’est la tradition est formellement déconseillé dans le Sûtra aux Kalamas, où il est dit « Ne croyez pas parce que le moine l’a dit, ou parce que c’est la tradition ». Moi, mon expérience d’artisan m’a permis de voir comment la « tradition » peut se déformer en l’espace de quelques années, voire parfois de quelque mois. Et il faut parfois beaucoup d’observation et d’humilité pour remettre en question ce qu’on croit savoir, parce que cette remise en question implique l’admission de ce qu’on s’est trompé, ou qu’on a été trompés. La transmission ne se fait jamais à l’identique. Un maître forme un élève dans la mesure de ses capacités, mais aussi dans la mesure des capacités de l’élève. Chaque être humain est différent de l’autre, et donc la compréhension est toujours fonction de la conformation propre de chacun. Un maître transmet les choses au fur et à mesure d’un programme qu’il s’est donné, mais aussi au gré des circonstances. Certains éléments qui reviennent plus souvent que d’autres sont plus facilement enseignés, et transmis, et compris en fonction des capacités de l’élève. Certaines choses il les comprendra moins bien que d’autres. Certaines, dont l’usage n’est guère fréquent risquent de ne pas bénéficier de la même maîtrise que ceux qu’on pratique tous les jours. C’est ainsi que dans l’artisanat, la simple tradition sans imagination tend à s’appauvrir, par la force des choses.

mardi 29 septembre 2020


 L'éthique selon 

Nishijima rôshi



Dans une vidéo récente, Brad Warner mentionne des images d'archives (qu'on peut retrouver sur shobogenzo.net) où Nishijima rôshi parlait de l'éthique.

Ce sujet en était un dont Nishijima parlait tout le temps. Il disait qu'il y avait deux sortes d'éthiques.
Un éthique basée sur l'esprit, et une éthique basée sur les sens.

L'éthique basée sur l'esprit, ou éthique idéaliste, est celle qui nous est le plus familière. C'est aussi celle que décrit la plupart des religions.  Il s'agit de normes de ce qui est bien ou mal, de ce qui est juste ou erroné, correct ou incorrect. Ces normes sont toujours données comme absolues, et le but de la vie religieuse est de s'y tenir.

L'éthique basée sur les sens requiert un peu plus d'explications.
En général, d'un point de vue matérialiste, disait-il, ce qui est confortable est bien , et ce qui ne l'est pas est mauvais. Autrement dit, le matérialiste cherche le confort et tente d'échapper à l'inconfort.
Normalement, on ne décrirait pas ce type de comportement comme éthique, et de fait, les penseurs matérialistes ont souvent nié la valeur de l'éthique et des lois morales, mais Nishijima croyait que même la négation de l'éthique était en soi une forme d'éthique. 

Dans la vidéo, Nishijima rôshi cite le passage suivant du Genjô-kôan:

Quand les poissons se déplacent dans l'eau, de quelque manière qu'ils se déplacent, l'eau est sans fin. Quand les oiseaux volent dans le ciel, de quelque manière qu'ils volent, le ciel est sans fin. En même temps, les poissons et les oiseaux n'ont jamais, depuis les temps anciens, quitté l'eau ou le ciel. Simplement, quand l'activité est grande, l'usage est grand, quand la nécessité est petite, l'usage est petit. En agissant dans cet état, aucun ne manque de réaliser ses limites à chaque instant, et aucun ne manque de faire librement un saut périlleux en tout lieu; mais si l'oiseau quitte le ciel, il mourra tout de suite, et si un poisson quitte l'eau, il mourra tout de suite. Alors on peut comprendre que l'eau est vie, et on peut comprendre que le ciel est vie. Les oiseaux sont vie, et les poissons sont vie.  C'est peut-être que la vie est oiseau et que la vie est poisson. Et en allant toujours plus avant, l'existence de leur pratique-et-expérience et l'existence de leur vie sont comme cela. Ainsi, un oiseau ou un poisson qui aurait l'intention de ne se déplacer dans l'eau ou dans le ciel qu'après avoir atteint le fond de l'eau ou qu'après avoir totalement pénétré le ciel, ne pourrait jamais trouver sa voie ou trouver sa place dans l'eau ou le ciel. Quand on trouve cette place, cette action est forcément réalisée en tant qu'univers. Quand on trouve cette voie, cette action est forcément l'univers réalisé lui-même.

 Et il poursuit en disant que notre vie quotidienne est un continuum infini d'action. Mais l'action a toujours lieu en contexte, contexte sans lequel l'action ne pourrait avoir lieu, car ils sont, action et contexte, indissociables.

Brad Warner fait ici un commentaire: "Nous nous voyons souvent en scène, avec l'idée que la scène est séparée de nous. Mais Nishijima, Dôgen et bien d'autres philosophes bouddhistes nous disent que l'endroit où nous agissons et nous mêmes ne faisons qu'un tout indivisible."

Nishijima rôshi ajoute ici que notre action remplit toujours l'Univers, et que nous sommes toujours libres dans l'état de l'action. 

En cela, on peut dire de Nishijima qu'il est, tout comme Dôgen, un réaliste mystique. 

Maître Dôgen nous dit que si, nous êtres humains, avant d'agir, voulions comprendre parfaitement ce que sont les circonstances, nous ne pourrions jamais agir et ne pourrions jamais trouver notre façon de faire ainsi que notre place (voir la référence aux oiseaux et aux poissons). 

Donc, l'action éthique a toujours lieu dans un état où, du moins de façon cognitive, on ne va pas pouvoir comprendre, et que si on tente de le faire, avant d'agir, on ne va jamais agir ou alors, à contretemps. J'ai un souvenir très net d'un accident de voiture évité à quelques centimètres près, parce que j'ai réagi sans réfléchir, et que l'action était celle qui convenait à l'instant où il le fallait. Si j'avais dû réfléchir avant d'agir, je n'aurais pu éviter l'accident et j'aurais peut-être tué une personne (même sans être en tort). Mais lorsqu'on trouve sa place, l'action rend l'Univers réel et en trouvant son mode d'agir, l'action est toujours l'état du grand Univers réalisé. Cette façon et ce lieu ne sont pas des concepts qu'on puisse décrire en mots comme "grand" ou "petit." Ils ne sont ni subjectifs ni objectifs. Ce ne sont pas des états qui auraient existé dans le passé et ils n'ont pas non plus apparu à l'instant. Ils sont juste devant nous, évidents, ici et maintenant, comme cela. 

Autrement dit, pour Nishijima, ce qu'il  nous faut faire au plan éthique se trouve devant nous, comme un énorme placard publicitaire avec des néons clignotants, mais nous réussissons à ne pas le voir, à cause de nos oeillères que sont le point de vue idéaliste et le point de vue matérialiste. 

L'action est l'unité entre sujet et objet. Elle n'est pas seulement subjective ou seulement objective. Quand on agit avec sincérité, il devient difficile de nous voir nous, en tant que sujet, comme étant séparés du monde extérieur sur lequel on agit, en tant qu'objet.

Nishijima rôshi prend donc ce qui est souvent écrit par d'autres auteurs bouddhistes d'une façon un peu mystique et éthérée, et il le présente en termes très concrets. L'action est l'interface entre sujet et objet. Donc, la division entre sujet et objet n'existe que dans notre tête, dans notre esprit cognitif. Dans le monde réel, cette différence n'existe pas.

Nishijima: "Selon le point de vue que je viens de décrire, que notre vie est action, on peut voir que, pour le bouddhisme, la chose la plus précieuse en ce monde n'est autre que de faire ce qui est juste et de ne pas faire ce qui est erroné. Donc, l'éthique en action est ce qui est juste, ici et maintenant."

(Dans ce dernier paragraphe, on a une allusion au chapitre Shoaku Makusa du Shôbôgenzô).

samedi 19 septembre 2020

le quatrième précepte: ne pas mentir

Quatrième précepte: Ne pas mentir

C'est à dire ne pas dire ce qu'on sait ne pas être vrai.
"Ce précepte a été maintenu par les bouddhas du passé. Il a été transmis par les patriarches. Nous tenterons de le garder jusqu'à la fin de nos vies."

En voilà un précepte simple, et qui paraît facile à garder, et pourtant!

Aujourd'hui, je vais vous parler de cette merveilleuse et incroyable capacité que nous avons tous, non seulement à mentir, mais surtout, à nous mentir à nous-mêmes, effrontément!

Il y a dans Harry Potter un passage ou Dumbledore, le directeur de l'école de magie, explique que dans sa jeunesse, il avait participé à quelque chose de monstrueux, avant de se repentir, et de combattre et vaincre son ancien complice, qui l'y avait entraîné sur la base du "bien supérieur". L'idée que, dans un but noble et supérieur, on puisse "temporairement" faire le mal, "pour le bien de tous". Mais ce qui le fait changer d'avis, c'est aussi parce que ce genre de mensonge ne marche qu'un temps sur les personnes honnêtes. Si on est sincère, on est bien forcé de se rendre compte du bobard.

Pour moi, cette découverte, il y a bien longtemps, fut un choc. Cette capacité que nous avons à nous raconter des bobards pour excuser nos faiblesses, et qui plus est, d'y croire!!! Un jour, face à un de ces cas, je m'étais dit, comment peux-tu accorder foi à un tel bobard, alors que tu es quand même le mieux placé pour savoir que c'est bidon!" Un de ces cas, en particulier, était la relation avec mon maître d'apprentissage. J'avais été prévenu que ce n'était pas quelqu'un de fiable, la perspicacité de médecin de campagne de mon père l'avait amené à m'avertir, de nombreux incidents m'avaient montré que c'était vrai, mais je m'accrochais à cette relation parce que je me disais que c'était la seule façon pour moi d'apprendre la lutherie. Et j'en ai été pour mes frais. Abrégeons.

Pourquoi nous mentons-nous? Et pourquoi croyons-nous à ces mensonges? Parce que nous sommes intéressés. Je discutais hier avec un ami qui se plaignait des intrigues dans sa famille autour d'un héritage. Lui a un point de vue informé par le fait qu'il ne veut pas un sou de son père. Les autres sont tous intéressés, ce qui fausse leur jugement en l'affaire. Et les monte les uns contre les autres. Chaque fois qu'on est dans l'attente, cela fausse tout. Le vendeur qui est en attente du client va agacer un éventuel client en tentant de le forcer à acheter.

Italo Calvino:
                Che pena.
                Sperare, intendo.
                E' la pena di chi non sa rinunciare.

(Quelle peine. Espérer, je veux dire. C'est la peine de qui ne sait renoncer).

jeudi 10 septembre 2020

L'amour propre ne le reste jamais bien longtemps


J'avais été très amusé à la lecture du titre de cette BD de Lauzier qu'il avait intitulée "L'amour propre ne le reste jamais bien longtemps", parce qu'il évoquait l'idée que l'amour propre, c'était comme un slip...

Evidemment, non seulement c'est totalement intraduisible en une autre langue, mais en plus l'expression, telle qu'elle est constituée, est totalement inexacte. Il ne s'agit pas d'amour, seulement de complaisance, et le mot "propre" est ici réflexif et n'a rien à voir avec la propreté. Mais, bref, cela m'amène à parler de l'orgueil, de l'ὕϐρις (hubris), du nombrilisme, et donc de ce que tout le monde dans le zen appelle l'ego.

Je dis souvent qu'il y a deux catégories de personnes: celles qui n'ont pas confiance en elles, et celles qui n'ont pas confiance en elles. Les premières, plus rares, sont ces timides, qui s'excusent toujours de n'avoir aucune confiance en eux et qui n'oseraient jamais rien, à la limite. Et puis, il y a les autres, qui se construisent des façades, impressionnantes et intimidantes comme des forteresses, ou élégantes et somptueuses, parfois très chargées comme des architectures de la Renaissance ou celles du Second Empire, ou froides et insipides comme l'architecture contemporaine. Toutes les variations sont possibles, mais derrière ces façades, toujours, se cache un pauvre type qui se c*** dessous qu'on découvre qui il/elle est vraiment.
Et on se ment à soi-même, et on essaie d'impressionner, et on joue de la séduction, etc., etc., mais en réalité, on a juste peur. Et puis un jour, j'ai entendu Kengan Robert dire à une émission de télé: "La confiance en soi? Mais ça ne sert à rien! On n'a aucun besoin d'avoir confiance en soi. Ce qu'il faut, c'est d'avoir confiance en ce qu'on fait!"
Et là, ça a fait tilt! Parce que ce qu'on sait faire, il faut le faire, comme le disait Scott Ross, et que, quand on se concentre sur ce qu'on fait, on n'a pas le temps de se préoccuper de soi. Et en fait, il vaut mieux ne pas avoir confiance en soi, vu qu'on n'est pas fiable!
Se concentrer sur ce qu'on fait, et si on y ajoute la sincérité, cela permet de ne pas se sentir anéanti par une critique négative, parce que cette sensation vient juste de notre peur de révéler au monde ce que nous percevons comme la nullité de notre "soi". Et alors se produit un phénomène extrêmement intéressant: devenus capables d'encaisser cette critique, parce qu'on ne la met plus en relation avec notre manie de la représentation, on peut en tirer profit, et améliorer ce qu'on fait et ce qu'on sait faire. Du coup, on a de plus en plus confiance en ce qu'on fait, et comme on se méfie de "soi", on ne se laisse pas avoir par des attitudes idiotes qui viendraient tout gâcher.

J'ai vécu, il y a peu, une démonstration vivante de ce que j'écris ici.
J'étais en contact avec une personne qui avait demandé à être mon étudiant, et que je suivais avec attention. Cette personne avait tout pour me succéder, et c'est pourquoi j'avais très tôt pris la décision de lui donner la Transmission du Dharma, le fameux shiho dont j'ai parlé précédemment. Il n'y avait qu'un détail qui me retenait, et qui était son insécurité profonde qui se manifestait de façons plutôt incompatibles avec la charge. J'ai donc à plusieurs reprises tenté de l'orienter vers des attitudes plus sereines, en insistant sur ses compétences professionnelles, en tentant de désamorcer ses insécurités par rapport aux milieux universitaires etc., mais en pure perte. Lorsque je lui ai reproché des attitudes d'avidité cela a créé un froid, mais j'ai cru que l'effet serait bénéfique. Et puis (et je crois que c'est la goutte qui a fait déborder le vase) je lui fait une observation d'ordre esthétique sur un truc que je trouvais gênant dans un de ses travaux, et alors, cette personne a totalement coupé les ponts avec moi, me laissant avec un peu d'amertume d'avoir misé sur elle, conjointe à un soulagement de n'avoir pas donné la transmission trop légèrement à quelqu'un qui en aurait probablement fait mauvais usage, étant donné cette attitude.

Pour être un bon enseignant, il faut toujours être disposé à apprendre, même des plus mauvais élèves. J'imaginais un peintre talentueux qui peindrait un tableau sublime, et qui déciderait, à la façon chinoise, de l'orner d'un poème (ce qui s'est eu fait aussi sous nos climats aux XV° et XVI° siècles, et même plus tard sur les gravures). Et on lirait: "L'etang est bo, le si elle est bleue, geai deux oizôs qui ontouffé pour est treureu" Et qui se vexerait parce qu'on lui reproche son orthographe approximative. Mais que vaut-il mieux? Une observation bienveillante de la part d'un ami, ou les moqueries plus ou moins sous cape des personnes voyant le tableau?