jeudi 3 septembre 2020

L'équanimité


 Souvent les gens demandent quelle est la différence entre l'équanimité et l'indifférence.

L'indifférence c'est quand il t'arrive un truc terrible, et que la personne auprès de qui tu cherches à exprimer ton désarroi te dit: "Bien sûr, mais que veux-tu que j'y fasse?"

L'équanimité, c'est quand il t'arrive un truc terrible et que tu encaisses stoïquement le coup et qu'un proche vient essayer de te consoler en paraissant plus désolé que toi et que tu dis à cette personne: "Bien sûr, mais que veux-tu que j'y fasse?"

Il faudrait un peu cesser de voir la paille dans l'oeil du voisin en négligeant la poutre qu'on a dans le sien... 

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L'image est une illustration du livre de Jacques de Voragine sur les vies des saints (La Légende dorée). Laurent est condamné à mourir sur un gril. Il est étendu sur la braise et la légende veut qu'il ait à un moment dit à ses bourreaux, "C'est cuit, vous pouvez retourner".

mardi 25 août 2020

Lettres à un ami mort

 Brad Warner, mon "grand-frère" et ami,  a publié il y a un an un livre dédié à un de ses amis de jeunesse qui venait de mourir d'un cancer. 

Les éditions L'Originel (Antoni) l'ont fait traduire et il paraîtra dans quelques jours (le 4 septembre, je crois). Ils m'ont fait l'honneur de m'en envoyer un exemplaire que j'ai lu avec avidité, et dont je vais essayer ici de rendre compte.

Je dois avouer que je suis très agréablement surpris de la traduction, qui évite un grand nombre des pièges de la traduction française traditionnelle, qui aurait souvent trop tendance à "civiliser" les auteurs au nom d'une norme littéraire au cul un peu serré. (Voilà, je l'ai dit!). la

Ce livre a été en grande partie commencé lors d'une des tournées que Brad effectue régulièrement en Europe depuis 2009, alors qu'il était en Allemagne et qu'il a appris la mort de son ami Marky. Lorsque des amis, des vrais meurent, il nous reste toujours un goût de cendre dans la bouche, parce que nous savons que nous ne pourrons jamais plus passer des nuits enfiévrées à discuter de ce que nous n'avons pas pu nous dire pendant les années que nous ne nous sommes vus, parce que nous ne pourrons jamais plus rire ensemble, parce que... C'est un argument que je commence à ne connaître que trop bien.

Comme Brad a ce côté graphomane qui m'a toujours manqué, cela lui a donné l'inspiration d'écrire une lettre, puis une autre et encore une autre et ainsi de suite à cet ami qui ne pourra jamais les recevoir. C'est un bon défouloir. Il a donc pris, à son habitude, habitude qui me plaît bien depuis que j'ai eu lu Zen and the Art of Motorcycle maintenance" en 1973 (j'ai horreur du titre français, parce qu'il renvoie à une version tellement abominablement mauvaise et tronquée de l'original américain), de décrire des événements "réels" dont il profite pour donner des exemples d'application pratique du Dharma. Comme il l'explique lui-même, à la fin du livre, les lettres sont romancées, laissant croire qu'elles sont écrites lors d'une seule et même tournée, alors qu'il s'inspire d'événements relatifs à plusieurs d'entre elles. Mais ne savons nous pas que la fiction est bien plus efficace pour représenter la réalité que de maladroites tentatives de la représenter directement (quatrième des propositions de Nishijima: la réalité est trop complexe pour être décrite, elle est ineffable).

Cela donne une série de textes courts (une dizaine de pages en général) qui se laissent lire avec facilité, et dont la verve et la sincérité émeuvent aisément, mais qui, comme je le disais, permettent de cadrer des leçons de Dharma de façon non barbante, son propos fictionnel étant justement d'en parler à quelqu'un qui, de son vivant ne s'y est jamais assez intéressé pour poser à Brad des questions sur le sujet, tout en sachant qu'il était là-dedans. Sa fiction étant donc que, enfin, en quelque sorte, Marky lui pose ces questions, et qu'il y répond. 

Ceux et celles qui me lisent savent que j'apprécie sa façon d'écrire depuis longtemps, et surtout de ne pas intellectualiser le Dharma comme tant d'autre le font, avec des résultats pratiques palas souvent à la hauteur. Là on a des applications directes et praticables pour tout le monde, par exemple l'équanimité que trop de gens confondent avec l'indifférence; la mort; la dépression; les services funèbres; l'incommunicabilité de l'éveil; du bouddhisme comme méthode pour arriver à la vérité; le non-soi (cette lettre-là en particulier mérite le détour); la prajñâ; la méditation et l'inutilité de recourir aux drogues pour arriver au résultat; les institutions et les rituels, et j'en passe. Chacun de ces thèmes est traité avec entrain, avec cet esprit caustique qui est si caractéristique de l'auteur (et qui surprend toujours les personnes qui le rencontrent en personne tant il est différent de l'impression qu'il donne à l'écrit), et avec une superbe pénétration.

Il faut dire que Brad Warner, contre toutes apparences, est un connaisseur très avancé de Dôgen qu'il a lu en japonais comme en anglais, et qui n'hésite jamais à consulter d'autres traducteurs que son maître pour établir ses textes, même si Nishijima reste une référence constante. Mais c'est aussi un pratiquant d'une rare sincérité, en conformité avec cette phrase de maître Dôgen,  赤心片 [sekishin henpen] qui veut dire "sincérité instant après instant".

Petites critiques, néanmoins: en français nous avons des accents, ce n'est pas comme l'anglais, et je trouve bête de ne pas les utiliser pour rendre les syllabes longues du japonais comme du sanscrit, ce qui peut toujours être utile pour qui cherche à en retrouver  les caractères comme la prononciation. Dôgen s'écrit avec un accent circonflexe parce que le Dô de Dôgen est long. D'ailleurs, en caractères syllabiques japonais, cela s'écrit do-u, pour rallonger la syllabe. 

De même, je déplore un rendu très approximatif des noms sanscrits, mis au féminin quand ils sont masculins et au masculin quand ils sont féminins. Sangha, contrairement à une légende entretenue par trop de gens, est, comme Bouddha et Dharma,  du genre masculin (des auteurs bouddhistes m'ont confié avoir constaté que des "correcteurs" avaient "corrigé" leur sangha au féminin, mais Tolkien avait eu, lui aussi ce genre de problèmes) et la prajñâ (l'accent grave en faisant foi) est du genre féminin.

Mais comme je le dis, ce sont des détails qui n'irritent que le pédant de mon genre, et ils ne déparent pas une production que je trouve splendide.

dimanche 16 août 2020

Le don, la gratuité, la générosité.

 En complément du précédent article, une petite bafouille sur le don.

Le don est la base de toute vie sociale. Une société ou tout serait systématiquement monnayé (tel que les néo-libéraux semblent vouloir nous la créer) serait tout simplement invivable. Don, contre don, reconnaissance, comme le fait observer J.C. Michéa sont indissociables de l'éthique sociale, mais tendent à se raréfier au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie de l'argent, tant le fait d'être riche donne l'impression d'entraîner de façon collatérale et presque systématique, la radinerie. 

Mais si cela est quelque chose que chacun peut aisément comprendre, il y a un petit détail que mon expérience personnelle m'a permis d'observer: c'est que donner peut se révéler relativement facile, tant cela apporte de valorisation sociale à la personne qui donne. C'est d'ailleurs ce qui peut rendre si odieuse la charité de certaines personnes, comme dans la chanson de Jacques Brel, "les Dames patronnesses" où l'une d'elle dit: "Ainsi j'ai dû rayer de ma liste, une pauvresse qui fréquentait un socialiste", ou les groupes religieux qui offrent une soupe populaire dans le but de recruter.

Mais recevoir! Je connais des personnes qui ont horreur de recevoir un cadeau, même si eux en font tout le temps. Or, cela et d'autres expériences plus douloureuses m'ont amené à constater qu'il faut, en fait, plus de générosité pour recevoir que pour donner.
Certes, il y a des cas où il vaut mieux refuser certains cadeaux empoisonnés, mais 

 

dans l'ensemble, si le cadeau ou le don est vraiment offert avec sincérité, j'observe qu'il faut plus de générosité pour l'accepter que pour le donner. 

Car recevoir un don implique la reconnaissance, l'obligation ("je suis votre obligé"), "merci" ("je suis à votre merci"), la grâce ("je vous en rends grâce). 

C'est même une des raisons pour lesquelles, dans le bouddhisme traditionnel, un moine ne remercie jamais les personnes qui lui font l'aumône de sa nourriture, car cela diminuerait le mérite de la personne qui fait le don. Un don qui est alors sans même la petite contrepartie de la démonstration de gratitude.

Faites-en vous-même l'expérience, la prochaine fois qu'on vous fera un cadeau. Essayez d'avoir de la gratitude, même si c'est une horreur achetée pour 2 euros que vous mettrez dans un placard pendant quelques années avant de pouvoir en disposer en toute sécurité.  Et essayez de voir cette gratitude comme de la générosité de votre part, et vous verrez comme tout change.

vendredi 7 août 2020

Mushotoku

無所得 [MUSHOTOKU] Nom, adjectif négatif 1. Ne pas avoir de revenu
Nom 2. état de non-attachement; défaut d'attachement; n'être en quête de rien; terme bouddhiste

Boshidharma, à peine arrivé en Chine, fut reçu par l'Empereur Wu des Liang, qui lui dit: "J'ai fait construire de nombreux temples, fait traduire de nombreux sûtras et encouragé le bouddhisme. Quels sont mes mérites?" La réponse de Bodhidharma ne se fit pas attendre: "Aucun mérite!"

J'ai déjà traité de ce sujet, mais je pense qu'on n'y revient jamais assez.
Dans le zen, on parle très fréquemment de "mushotoku" qui veut dire litéralement "sans idée de profit" et, dans ce contexte, "gratuit", ou "désintéressé".
J'ai déjà mentionné comment on dirait que, pour certains, utiliser le terme chinois permet de balayer le sens sous le tapis. Et pourtant, cette notion de désintéressement est essentielle. Certes, tout le temps on vous objecte qu'on ne va pas se lancer dans une chose aussi ardue que la Voie bouddhiste sans avoir un minimum de raison de le faire. Et c'est là qu'intervient la nuance. On peut avoir des raisons de faire quelque chose, mais il est préférable, pendant qu'on la fait, de ne pas penser à l'objectif.
Je redonne deux exemples. Le premier est celui du voyage en voiture avec des enfants qui demandent tout le temps (et qu'est-ce que ça peut taper sur les nerfs!!!)
"Quand est-ce qu'on arrive?"


On ne peut trop leur en vouloir, déjà qu'en raison de leur taille, ils ne voient pratiquement rien, et la monotonie dans ce cas est grande. Ces enfants qui geignent en permanence "Quand est-ce qu'on arrive?", on les a dans la tête, dès qu'on fait quelque chose qui demanderait un minimum de patience. Par exemple, la personne qui veut maigrir, et qui se pèse à toutes les heures pour voir si ça a marché.

Lorsqu'à 50 ans, je me suis résolu à entreprendre des exercices de yoga pour m'assouplir, je me suis dit qu'il le fallait, parce que la vieillesse étant ce qu'elle est, ma forme physique n'allait pas s'améliorer d'elle-même, bien au contraire. Pour moi, il s'agissait certes de préserver un minimum de qualité de vie physique. Mais j'ai immédiatement compris qu'il fallait les faire "mushotoku", c'est-à-dire sans espoir d'amélioration de ma souplesse, parce que sinon, ça allait être décourageant. Je les ai donc fait, (et je me suis imposé une routine où je les faisais -- où je les fais -- tous les jours) en ne me préoccupant pas des résultats, juste parce que je savais que, de toute façon, c'était la chose à faire. En même temps, je m'étais rappelé mon expérience où j'avais arrêté la cigarette en 1979, grâce à l'observation de mes échecs précédents et grâce à cette observation, en mettant au point des ruses me permettant d'échapper aux rechutes causées par ce que j'appelle "l'effet de la porte coincée"*

Dans tous les cas de figure, l'esprit de désintéressement est un outil efficace pour lutter contre le découragement qui survient nécessairement lorsque des efforts ne sont pas récompensés. Si on n'attendait aucune récompense au départ, on ne peut être déçu, c'est pourtant simple.

Mais l'aspect le plus désagréable ici, c'est lorsque les gens sont "intéressés". Il existe une expression équivalent en sino-japonais qui est 有所得 [USHOTOKU], U étant ici le verbe avoir, le tout voulant donc dire "avoir une idée de profit". En fait, on pourra observer qu'une personne qui ne fait les choses que par intérêt est presque constitutionnellement incapable d'imaginer qu'une autre personne puisse être désintéressée. Face à une personne agissant de façon désintéressée, elle interprétera l'action de cette personne selon ses catégories, et passera totalement à côté. Et de fait, lorsque, en 1973, j'ai croisé mon maître d'apprentissage, il se trouvait dans une situation professionnelle et économique difficile. Il ne parlait ni français ni anglais, il avait l'impression de perdre son temps à réparer des instruments sans intérêt, et était totalement dépendant de son associé pour le contact avec la clientèle. Je n'avais que 23 ans, et je me suis démené pour le faire déménager, lui ouvrir des contacts avec les professionnels de sa nouvelle ville, lui trouver un local adéquat à l'exercice de son travail, convaincu ma famille de lui prêter de l'argent. Bref, j'ai fait pour lui ce que je serais, encore aujourd'hui, totalement incapable de faire pour moi-même. Quoique mon père m'ait averti de ne pas me fier à lui, car, médecin, il était un bon juge des personnalités, je n'ai pas voulu écouter son admonition. Pour moi, ce que je faisais était un investissement, qui me serait rendu par l'apprentissage de la lutherie. Malheureusement, je ne savais pas, dans ma naïveté, qu'il faut prendre garde à aider une personne intéressée, car elle est très susceptible de trouver un moyen de ne pas payer ses dettes, ce qui ponctuellement arriva.

Mais cette expérience m'a permis de voir plus d'une autre fois ce comportement à l'oeuvre. On tend la main à une personne, et si cette personne est du genre à ne rien faire sans avoir une idée derrière la tête, elle va tout de suite imaginer qu'il y a une raison cachée à ce geste. Evidemment, on va être attristé de cette réaction, mais si on était vraiment désintéressé, on ne va pas en souffrir plus qu'il ne faut, puisque, de toute façon, on n'en attendait rien.

Mais si j'écris ceci, c'est pour mettre en garde. Les gens qui parlent de "confiance en soi" me font toujours un peu sourire, parce que je crois vraiment qu'on ne DOIT PAS avoir confiance en soi. Le "Soi" n'est pas du tout fiable. Ou comme l'écrivait Martin Veyron en titre d'une de ses BD, "L'Amour propre ne le reste jamais bien longtemps". Par contre, ce en quoi on peut avoir confiance, c'est en ce qu'on sait faire. C'est ce que disait Scott Ross dans une de ses dernières interviews: "Ce qu'on sait faire, il faut le faire". Quand on s'intéresse au "faire", plutôt qu'à "l'être", on n'a pas peur de se prendre des critiques. Au contraire, on les accepte (même si pas toujours de bon coeur), parce qu'elles nous permettent de progresser. Dans ces conditions, le "moi" devient vite secondaire. Mais si l'on veut arriver à bien vivre ce "mushotoku", alors il faut se méfier de soi, s'examiner sans complaisance et voir si on se comporte de façon intéressée. C'est à cette seule condition qu'on y arrivera. Car une personne intéressée qui, se mentant à elle-même, se fait croire qu'elle est désintéressée, est constitutionnellement incapable d'y arriver.

"Aucun mérite", parce que, dès qu'on réclame le prix de ses efforts, on n'a plus aucun mérite, ce n'était pas gratuit.


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*L'effet de la porte coincée, c'est lorsqu'on tente d'ouvrir une porte coincée par l'humidité ou un mouvement de la structure, avec pour effet que l'énergie investie pour obtenir le résultat (ouvrir la porte) nous entraîne dans son élan, dès que la porte cède et tend à nous faire tomber. J'ai observé que les efforts de volonté pure aboutissent souvent au même résultat, si l'on n'y prend garde, pouvant même entraîner certaines personnes au suicide.

mardi 28 juillet 2020

Corps et esprit

Je voudrais réagir à un commentaire:

Jean écrivait:

Observer globalement le corps/mental : comment naissent et meurent les sensations et les pensées, être dans une écoute sans intention, cela est la juste (non)méditation et il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela. L'attention à la respiration en est simplement l'un des aspects.
La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher...

Méditer procure certes, une certaine énergie, mais en soi n'apporte pas la sagesse. Souvent, cela ne fait que renforcer l'égo de celui qui médite. Mais "qui" médite?


Je puis me tromper, mais il m'est impossible de m'empêcher de voir là une persistance de l'idée de séparation du corps et de l'esprit.
Je suis intimement convaincu, après mon maître, Nishijima rôshi, qu'il existe une lecture "erronée" du Satipatthana Sutta, qui consisterait à "contrôler" la respiration. Cela n'est pas écrit ainsi, la plupart du temps, mais juste insister sur une "concentration" tend à y conduire. Parce qu'une lecture attentive du sutta conduit à plutôt concevoir que ce que le Bouddha y décrit n'est pas différent de ce que nous, zénistes, enseignons, à l'effet qu'il s'agit d'observer. Pas se concentrer sur. Et de plus, cette observation doit rester passive. Et il ne s'agit pas QUE de la respiration, mais bien de l'ensemble du corps et de l'activité physique et mentale.

Mon maître enseignait d'observer le corps, et de porter l'attention sur lui. Lorsque je lui ai fait observer que la respiration fait partie du corps, et que le Satipatthanasutta parle d'observer, et pas de contrôler, il a acquiescé, en disant que cela montrait bien que ce qu'il enseigne est la même chose que ce que nous racontent les anciens textes sur l'enseignement du Bouddha. "Si je me concentre sur la respiration", écrivait quelqu'un, "j'ai tendance à m'affaisser, alors que si je redresse la posture, le petit singe de l'esprit se déchaîne". Il me paraît évident que ne se concentrer que sur la respiration va tendre à contrôler cette dernière, alors que le Satipatthana dit bien, "quand elle est rapide, je constate qu'elle est rapide, et quand elle est lente, je constate qu'elle est lente". Cela ne ressemble guère à une injonction de contrôle!
Par contre, si, quand on se rend compte qu'on s'est laissé emporter par "le singe", c'est-à-dire par la pensée discursive, à chaque fois on vérifie sa posture, cela va permettre un petit répit par rapport au vélo qui tourne dans la tête. Au début, ces interruptions seront courtes, et vite remplacées par le "vélo" (ou "le singe"). Mais avec l'expérience, ces périodes se feront plus longues, avec parfois des régressions, parce qu'il arrive à tout le monde d'avoir l'esprit énervé.
Mon appréciation ici, est que même si se concentrer sur la respiration évite de prêter attention au "singe", le fait même d'éviter de se confronter à lui fait qu'on n'apprend pas.

Quiconque a eu un jour un rhume ou la grippe ou n'importe quelle maladie sait bien que l'état du corps peut être préjudiciable à la pensée. Et que des humeurs par trop pessimistes peuvent entraîner des états de débilité. Le corps et l'esprit ne sont pas séparés, et ils sont bien une seule et même chose. Cette séparation est artificielle et intellectuelle, parce qu'elle présente des aspects pratiques au niveau du discours, mais ce n'est pas la réalité.

C'est aussi pour cela qu'il ne peut pas y avoir de "mauvais zazen" comme me l'avait un jour soutenu une personne (qui pensait que, ne pas arriver à faire le vide pendant la séance était signe que sa méditation était ratée). Même lorsqu'on passe toute la séance à ne pouvoir s'empêcher de partir sur des discours, des films ou des scénarios sans trêve et sans repos, cela reste valable.

Alors, pour revenir aux points soulevés par Jean, non, méditer n'apporte pas la sagesse. Quand on voit où en sont certaines personnes dont la pratique a commencé il y a presque cinquante ans, on s'en convainc aisément.
Oui, souvent elle renforce l'égo de celui/celle qui médite, parce que le paradoxe, c'est qu'on besoin de cet ego pour pouvoir arriver à comprendre qu'il n'est qu'une fiction (utile, certes mais fiction tout de même). Chercher à le détruire, comme j'ai si souvent entendu ne peut aboutir qu'au résultat paradoxal de le renforcer.
Non, il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela, mais si on ne s'assoit jamais, on n'apprendra jamais à le faire sans être assis.
Et, enfin, oui, "La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher," parce que se "concentrer" sur la posture, sur le vide ou sur le samadhi n'est pas la pratique, même s'il est facile d'arriver à cette conclusion.

C'est pourquoi je préfère la leçon de maître Nishijima: on "fait".
On "fait zazen" et on s'entraîne à ne faire que cela pendant la période allouée. Lorsqu'on s'aperçoit qu'on s'est laissé distraire, on revient à ce qu'on était en train de faire (ce qui comporte une vérification de la posture et de la respiration mais ne s'y limite pas).
Cette prise de conscience de ce qu'on s'est laissé distraire peut venir de la tension dans les épaules (phénomène physiologique bien connu en corrélation avec la pensée discursive), voire un blocage dans le déroulé du fil du discours, ou une distration extérieure (bruit ou autre). A chaque fois, il faut profiter de l'occasion pour s'extraire de ce blabla intérieur et revenir à son action à l'instant présent, qui est de rester assis.

PS: pour ceux qui ne comprennent pas le sens de "pensée discursive", c'est que l'observation nous amène à voir que les pensées surgissent d'abord comme une entité complète, comme une sorte de toile d'araignée, de réseau, et que, dans l'étape suivante, on tente de transformer ce réseau en fil continu allant de A à B.

vendredi 10 juillet 2020

La transmission du Dharma (Shiho)


Un appel téléphonique hier soir m'a suscité cette réflexion: Qu'est-ce que la transmission du Dharma et quels sont ses dérives et dangers.

Le bouddhisme zen s'est très tôt mis en adéquation avec l'exigence sociale de famille, en Chine. On a donc rapidement voulu créer des généalogies dans le cadre d'une mentalité où le sangha devenait une famille de substitution et où la Transmission du Dharma créait ces indispensables liens de parentèle. Ainsi un maître joue le rôle de père, les disciples de fils, et les lignées comportent des "oncles", des "neveux", des "grand-parents", ainsi, évidemment, que des "frères" et des "cousins".

Evidemment aussi, cela implique des liens, des devoirs, des obligations, des contraintes. Ceux qui ont reçu la transmission ont un devoir de piété filiale envers leur maître/père, ce qui implique aussi une forme "d'adoption": personne ne peut se prétendre le disciple de quelqu'un sans avoir formalisé cette "adoption". On demande donc formellement à un maître si l'on peut devenir son disciple, et il acquiesce ou refuse, c'est selon. Ce qui m'a valu d'entendre quelqu'un, à Paris, demander à Nishijima de lui confirmer qu'il était un disciple de Sawaki, ce à quoi le Vieux avait répondu: "Non! Je suis un disciple de Niwa zenji. Je pourrais dire autrement parce qu'effectivement, ce serait plus prestigieux, mais ce ne serait pas la vérité."
Tant il est qu'en Occident, nous avons un lien de maître à disciple bien moins formel, ce qui permet à certains de s'affirmer le/la disciple d'un maître qui ne les connaît parfois même pas.
Pour les Japonais, en tout cas, ce rapport est très fort, et très intime: il n'est donc pas question de la brader sur des personnes qui ne pourraient pas en rencontrer les exigences.

Il a été beaucoup discuté, en Occident, et en particulier en France après Deshimaru, de l'utilité de la transmission du Dharma. Chez les autres écoles bouddhistes, elle n'existe pas (même s'il en existe parfois des équivalents). Certains ont donc souhaité qu'on se débarrasse de cette vieillerie (tout comme d'un autre paquet de vieilleries que toute tradition plurimillénaire peut se trimballer). Brad Warner en a souvent parlé, en l'évaluant le plus sincèrement possible et en est arrivé à cette conclusion -- que je partage -- qu'elle doit malgré tout être conservée. Car sans avoir la valeur excessive d'absolu que certains lui ont accordé, elle constitue malgré tout un garde-fou minimum qui comporte un certain nombre d'avantages.
Mais j'y reviendrai.

Quelles sont les dérives?
Comme il s'agit d'un calque des habitudes familiales, il devient donc logique que certains vont distribuer le shiho à droite et à gauche, comme d'autres cherchent à engrosser toutes les femelles qu'ils peuvent afin de perpétuer leur race. Au risque de la consanguinité. Et il est aussi logique que les lignées les plus susceptibles de s'éteindre sont celles où la transmission n'est accordée que parcimonieusement. Et pourtant... cela n'a jamais empêché des lignées prolifiques de s'éteindre malgré tout.
Il y a aussi l'appât du gain. "Vendre" la transmission, que ce soit contre espèces sonnantes et trébuchantes, ou contre faveurs, pour acquérir du prestige entre autres, est un phénomène ancien auquel Dôgen fait très clairement allusion.

Inversement, ceux et celles qui veulent l'acquérir le font souvent pour des raisons de prestige (ne serait-ce pas la presque totalité des cas, à tout bien prendre?), afin d'assurer un pouvoir sur un groupe etc.

Parfois, qui a accordé la transmission va s'en repentir, parce que la personne "transmise" va les décevoir, voire les trahir. Je conserve le souvenir horrifié des injures proférées par Mike Cross à Nishijima sur le blog de ce dernier, parce que le Vieux refusait de se "soumettre" à son disciple. Et cela est, je pense, un karma qui entache toute la lignée de Mike Cross.

On ne peut pas retirer la transmission, une fois qu'on l'a donnée. Ce n'est pas la Légion d'Honneur. Tout ce qu'on peut faire, lorsque le disciple déçoit, c'est couper les liens avec lui/elle. C'est ce qu'avait fait Nishijima.

Tout cela peut, si l'on s'y attarde, générer des sentiments troubles, attristés ou indignés. Mais, pour reprendre l'argument de Brad Warner, le Shiho permet de séparer ceux qui se sont auto-proclamés "maîtres" et ceux qui en ont reçu la mission d'un prédécesseur. Cela ne veut pas toujours dire grand-chose, mais c'est toujours cela. Evidemment qu'il est irritant pour moi de voir des personnes se réclamer de la lignée d'un maître et refuser de tenir compte, ou même de simplement s'intéresser, aux enseignements de ce maître: il y a dans de tels comportements un opportunisme et une forme de goujaterie que je trouve assez ennuyeuse. Mais tant pis: il vaut mieux ça, malgré tout.

Le plus, pour moi, dans ce système, c'est que si on y est sincère (et, je le répète, même si cette sincérité n'est partagée que par une infime minorité), on dispose d'un maître pour nous rajuster quand il le faut (et il le faut plus souvent qu'on ne le voudrait), et celui-ci décédé, on a des oncles ou des frères qui peuvent nous soutenir et nous aider, mais aussi nous corriger (car cela aussi est soutenir et aider). Je reste toujours reconnaissant à Mike Luetchford et à Brad Warner de leur amitié et de leur soutien, et j'aimerais qu'il en aille de même plus souvent pour les autres enseignants zen. L'espérer ne coûte pas cher, après tout...

dimanche 5 juillet 2020

La colère

Je suis très colérique.

Lorsque je dis ça à des connaissances, ils me regardent de travers parce qu'ils ne me voient que très gentil, posé, jamais en rogne.
Mais c'est mal me connaître. J'ai un tempérament volcanique, et j'ai naturellement tendance à exploser pour un oui pour un non.
Evidemment, ave le temps, l'âge et le zen, j'ai appris à le calmer, en faisant d'ailleurs usage d'un autre mien défaut, qui est la paresse. Désormais, la plupart du temps, quand je sens la moutarde me monter au nez, je fais intervenir la paresse en posant la bête question: "En vaut-ce vraiment la peine?" La réponse étant la plupart du temps "Non!" je mets ainsi fin à la montée de moutarde.
Plus facile à dire qu'à faire, mais avec un peu d'entraînement et une longue pratique du zen, on peut y arriver. J'avais par exemple une très forte tendance à être susceptible, et, évidemment, toute forme ressentie d'agression contre mon précieux Moi était un prétexte à la colère. Je me rappelle pour cela avec un certain amusement la réflexion d'un ami avec qui je faisait Paris-Montpellier en voiture, qui m'avait dit à quel point c'était agréable de voyager avec moi, parce qu'il pouvait me dire de me taire quand je parlais trop (j'ai toujours trop parlé), sans que je me vexe. C'est là que j'ai mesuré tout le chemin parcouru...

Là où ça m'est plus difficile, c'est face à l'injustice et à la malhonnêteté. Et, au plan politique, ces dernières années, nous sommes encore plus servis qu'avant. On en arrive à avoir l'impression qu'il n'y en a plus un seul à la tête de l'Etat qui ait un minimum de dévouement au collectif. Depuis trente ans qu'on nous bassine avec la compétition (au détriment bien sûr de la coopération et du mutualisme), il semble que le slogan ait pénétré les esprits jusqu'au tréfonds, et que ce soit désormais la course à qui piochera le plus dans la caisse commune.
Evidemment, comme je le disais à propos des pensées, cela me suscite facilement des idées de têtes au bout de piques, de préférence celles des grilles des palais de la République, mais il est également évident que s'attarder sur de telles pensées n'a aucun intérêt. Alors, évidemment, ce sur quoi nous n'avons aucune prise ne mérite pas qu'on y épuise ses énergies. Et mon constat, depuis plus de cinquante ans, c'est que tous ceux et celles qui sont pressés en la matière, n'aboutissent jamais à rien, parce que, là comme ailleurs, "quand on est pressé, il faut prendre son temps", c'est à dire ne pas essayer de rogner sur le temps nécessaire pour accomplir quelque chose. Chaque fois qu'au contraire, on fait ça, on se retrouve avec un travail bâclé qu'il faudra reprendre, voire refaire au complet, avec l'inévitable perte de temps que cela comprend.

On pourrait donc croire qu'il n'y a rien à faire, et qu'il faut se contenter de s'asseoir et de regarder plus ou moins sereinement le véhicule dans lequel on voyage plonger dans un profond ravin. Mais non.

Maître Nishijima aimait beaucoup une phrase de Dôgen, dans le Shôbôgenzô, où il parle de 赤心片片 (sekishin henpen), ce qui signifie la sincérité instant par instant. L'exercice de la sincérité à l'instant présent, (donc CHAQUE instant, l'un après l'autre) n'est rien de facile. C'est un exercice qui commande qu'on écoute ce que les autres ont à dire, même lorsque c'est irritant, même lorsque c'est manifestement faux. En écoutant, on s'ouvre à l'autre, et ce faisant, on l'oblige à en faire autant, même si ce n'est que de façon infinitésimale. Mais surtout, cela permet de confronter nos idées aux autres, à leur capacité de les écouter, de les étudier, voire de les mettre en pratique. Leurs critiques sont toujours utiles, parce qu'elles nous aident à raffiner notre propos. Même lorsqu'elles sont entièrement infondées, elles nous permettent de voir quels obstacles mentaux nos idées rencontreront. Et surtout, elles nous aident à abandonner les idées, ou les segments d'idées, que nous avons et qui ne sont pas praticables.

Mais ne vous étonnez pas de me voir m'enflammer, parfois, parce que j'ai l'indignation facile et que, même si j'ai un peu appris à mettre la pédale douce, je reste volatile lorsqu'il s'agit du bien public.