mardi 28 juillet 2020

Corps et esprit

Je voudrais réagir à un commentaire:

Jean écrivait:

Observer globalement le corps/mental : comment naissent et meurent les sensations et les pensées, être dans une écoute sans intention, cela est la juste (non)méditation et il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela. L'attention à la respiration en est simplement l'un des aspects.
La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher...

Méditer procure certes, une certaine énergie, mais en soi n'apporte pas la sagesse. Souvent, cela ne fait que renforcer l'égo de celui qui médite. Mais "qui" médite?


Je puis me tromper, mais il m'est impossible de m'empêcher de voir là une persistance de l'idée de séparation du corps et de l'esprit.
Je suis intimement convaincu, après mon maître, Nishijima rôshi, qu'il existe une lecture "erronée" du Satipatthana Sutta, qui consisterait à "contrôler" la respiration. Cela n'est pas écrit ainsi, la plupart du temps, mais juste insister sur une "concentration" tend à y conduire. Parce qu'une lecture attentive du sutta conduit à plutôt concevoir que ce que le Bouddha y décrit n'est pas différent de ce que nous, zénistes, enseignons, à l'effet qu'il s'agit d'observer. Pas se concentrer sur. Et de plus, cette observation doit rester passive. Et il ne s'agit pas QUE de la respiration, mais bien de l'ensemble du corps et de l'activité physique et mentale.

Mon maître enseignait d'observer le corps, et de porter l'attention sur lui. Lorsque je lui ai fait observer que la respiration fait partie du corps, et que le Satipatthanasutta parle d'observer, et pas de contrôler, il a acquiescé, en disant que cela montrait bien que ce qu'il enseigne est la même chose que ce que nous racontent les anciens textes sur l'enseignement du Bouddha. "Si je me concentre sur la respiration", écrivait quelqu'un, "j'ai tendance à m'affaisser, alors que si je redresse la posture, le petit singe de l'esprit se déchaîne". Il me paraît évident que ne se concentrer que sur la respiration va tendre à contrôler cette dernière, alors que le Satipatthana dit bien, "quand elle est rapide, je constate qu'elle est rapide, et quand elle est lente, je constate qu'elle est lente". Cela ne ressemble guère à une injonction de contrôle!
Par contre, si, quand on se rend compte qu'on s'est laissé emporter par "le singe", c'est-à-dire par la pensée discursive, à chaque fois on vérifie sa posture, cela va permettre un petit répit par rapport au vélo qui tourne dans la tête. Au début, ces interruptions seront courtes, et vite remplacées par le "vélo" (ou "le singe"). Mais avec l'expérience, ces périodes se feront plus longues, avec parfois des régressions, parce qu'il arrive à tout le monde d'avoir l'esprit énervé.
Mon appréciation ici, est que même si se concentrer sur la respiration évite de prêter attention au "singe", le fait même d'éviter de se confronter à lui fait qu'on n'apprend pas.

Quiconque a eu un jour un rhume ou la grippe ou n'importe quelle maladie sait bien que l'état du corps peut être préjudiciable à la pensée. Et que des humeurs par trop pessimistes peuvent entraîner des états de débilité. Le corps et l'esprit ne sont pas séparés, et ils sont bien une seule et même chose. Cette séparation est artificielle et intellectuelle, parce qu'elle présente des aspects pratiques au niveau du discours, mais ce n'est pas la réalité.

C'est aussi pour cela qu'il ne peut pas y avoir de "mauvais zazen" comme me l'avait un jour soutenu une personne (qui pensait que, ne pas arriver à faire le vide pendant la séance était signe que sa méditation était ratée). Même lorsqu'on passe toute la séance à ne pouvoir s'empêcher de partir sur des discours, des films ou des scénarios sans trêve et sans repos, cela reste valable.

Alors, pour revenir aux points soulevés par Jean, non, méditer n'apporte pas la sagesse. Quand on voit où en sont certaines personnes dont la pratique a commencé il y a presque cinquante ans, on s'en convainc aisément.
Oui, souvent elle renforce l'égo de celui/celle qui médite, parce que le paradoxe, c'est qu'on besoin de cet ego pour pouvoir arriver à comprendre qu'il n'est qu'une fiction (utile, certes mais fiction tout de même). Chercher à le détruire, comme j'ai si souvent entendu ne peut aboutir qu'au résultat paradoxal de le renforcer.
Non, il n'est pas obligatoire d'être assis pour cela, mais si on ne s'assoit jamais, on n'apprendra jamais à le faire sans être assis.
Et, enfin, oui, "La "concentration" sur la posture et le vide ou le retrait des sens (samadhi) sont des morceaux de sucre auxquels il est dangereux de s'attacher," parce que se "concentrer" sur la posture, sur le vide ou sur le samadhi n'est pas la pratique, même s'il est facile d'arriver à cette conclusion.

C'est pourquoi je préfère la leçon de maître Nishijima: on "fait".
On "fait zazen" et on s'entraîne à ne faire que cela pendant la période allouée. Lorsqu'on s'aperçoit qu'on s'est laissé distraire, on revient à ce qu'on était en train de faire (ce qui comporte une vérification de la posture et de la respiration mais ne s'y limite pas).
Cette prise de conscience de ce qu'on s'est laissé distraire peut venir de la tension dans les épaules (phénomène physiologique bien connu en corrélation avec la pensée discursive), voire un blocage dans le déroulé du fil du discours, ou une distration extérieure (bruit ou autre). A chaque fois, il faut profiter de l'occasion pour s'extraire de ce blabla intérieur et revenir à son action à l'instant présent, qui est de rester assis.

PS: pour ceux qui ne comprennent pas le sens de "pensée discursive", c'est que l'observation nous amène à voir que les pensées surgissent d'abord comme une entité complète, comme une sorte de toile d'araignée, de réseau, et que, dans l'étape suivante, on tente de transformer ce réseau en fil continu allant de A à B.

vendredi 10 juillet 2020

La transmission du Dharma (Shiho)


Un appel téléphonique hier soir m'a suscité cette réflexion: Qu'est-ce que la transmission du Dharma et quels sont ses dérives et dangers.

Le bouddhisme zen s'est très tôt mis en adéquation avec l'exigence sociale de famille, en Chine. On a donc rapidement voulu créer des généalogies dans le cadre d'une mentalité où le sangha devenait une famille de substitution et où la Transmission du Dharma créait ces indispensables liens de parentèle. Ainsi un maître joue le rôle de père, les disciples de fils, et les lignées comportent des "oncles", des "neveux", des "grand-parents", ainsi, évidemment, que des "frères" et des "cousins".

Evidemment aussi, cela implique des liens, des devoirs, des obligations, des contraintes. Ceux qui ont reçu la transmission ont un devoir de piété filiale envers leur maître/père, ce qui implique aussi une forme "d'adoption": personne ne peut se prétendre le disciple de quelqu'un sans avoir formalisé cette "adoption". On demande donc formellement à un maître si l'on peut devenir son disciple, et il acquiesce ou refuse, c'est selon. Ce qui m'a valu d'entendre quelqu'un, à Paris, demander à Nishijima de lui confirmer qu'il était un disciple de Sawaki, ce à quoi le Vieux avait répondu: "Non! Je suis un disciple de Niwa zenji. Je pourrais dire autrement parce qu'effectivement, ce serait plus prestigieux, mais ce ne serait pas la vérité."
Tant il est qu'en Occident, nous avons un lien de maître à disciple bien moins formel, ce qui permet à certains de s'affirmer le/la disciple d'un maître qui ne les connaît parfois même pas.
Pour les Japonais, en tout cas, ce rapport est très fort, et très intime: il n'est donc pas question de la brader sur des personnes qui ne pourraient pas en rencontrer les exigences.

Il a été beaucoup discuté, en Occident, et en particulier en France après Deshimaru, de l'utilité de la transmission du Dharma. Chez les autres écoles bouddhistes, elle n'existe pas (même s'il en existe parfois des équivalents). Certains ont donc souhaité qu'on se débarrasse de cette vieillerie (tout comme d'un autre paquet de vieilleries que toute tradition plurimillénaire peut se trimballer). Brad Warner en a souvent parlé, en l'évaluant le plus sincèrement possible et en est arrivé à cette conclusion -- que je partage -- qu'elle doit malgré tout être conservée. Car sans avoir la valeur excessive d'absolu que certains lui ont accordé, elle constitue malgré tout un garde-fou minimum qui comporte un certain nombre d'avantages.
Mais j'y reviendrai.

Quelles sont les dérives?
Comme il s'agit d'un calque des habitudes familiales, il devient donc logique que certains vont distribuer le shiho à droite et à gauche, comme d'autres cherchent à engrosser toutes les femelles qu'ils peuvent afin de perpétuer leur race. Au risque de la consanguinité. Et il est aussi logique que les lignées les plus susceptibles de s'éteindre sont celles où la transmission n'est accordée que parcimonieusement. Et pourtant... cela n'a jamais empêché des lignées prolifiques de s'éteindre malgré tout.
Il y a aussi l'appât du gain. "Vendre" la transmission, que ce soit contre espèces sonnantes et trébuchantes, ou contre faveurs, pour acquérir du prestige entre autres, est un phénomène ancien auquel Dôgen fait très clairement allusion.

Inversement, ceux et celles qui veulent l'acquérir le font souvent pour des raisons de prestige (ne serait-ce pas la presque totalité des cas, à tout bien prendre?), afin d'assurer un pouvoir sur un groupe etc.

Parfois, qui a accordé la transmission va s'en repentir, parce que la personne "transmise" va les décevoir, voire les trahir. Je conserve le souvenir horrifié des injures proférées par Mike Cross à Nishijima sur le blog de ce dernier, parce que le Vieux refusait de se "soumettre" à son disciple. Et cela est, je pense, un karma qui entache toute la lignée de Mike Cross.

On ne peut pas retirer la transmission, une fois qu'on l'a donnée. Ce n'est pas la Légion d'Honneur. Tout ce qu'on peut faire, lorsque le disciple déçoit, c'est couper les liens avec lui/elle. C'est ce qu'avait fait Nishijima.

Tout cela peut, si l'on s'y attarde, générer des sentiments troubles, attristés ou indignés. Mais, pour reprendre l'argument de Brad Warner, le Shiho permet de séparer ceux qui se sont auto-proclamés "maîtres" et ceux qui en ont reçu la mission d'un prédécesseur. Cela ne veut pas toujours dire grand-chose, mais c'est toujours cela. Evidemment qu'il est irritant pour moi de voir des personnes se réclamer de la lignée d'un maître et refuser de tenir compte, ou même de simplement s'intéresser, aux enseignements de ce maître: il y a dans de tels comportements un opportunisme et une forme de goujaterie que je trouve assez ennuyeuse. Mais tant pis: il vaut mieux ça, malgré tout.

Le plus, pour moi, dans ce système, c'est que si on y est sincère (et, je le répète, même si cette sincérité n'est partagée que par une infime minorité), on dispose d'un maître pour nous rajuster quand il le faut (et il le faut plus souvent qu'on ne le voudrait), et celui-ci décédé, on a des oncles ou des frères qui peuvent nous soutenir et nous aider, mais aussi nous corriger (car cela aussi est soutenir et aider). Je reste toujours reconnaissant à Mike Luetchford et à Brad Warner de leur amitié et de leur soutien, et j'aimerais qu'il en aille de même plus souvent pour les autres enseignants zen. L'espérer ne coûte pas cher, après tout...

dimanche 5 juillet 2020

La colère

Je suis très colérique.

Lorsque je dis ça à des connaissances, ils me regardent de travers parce qu'ils ne me voient que très gentil, posé, jamais en rogne.
Mais c'est mal me connaître. J'ai un tempérament volcanique, et j'ai naturellement tendance à exploser pour un oui pour un non.
Evidemment, ave le temps, l'âge et le zen, j'ai appris à le calmer, en faisant d'ailleurs usage d'un autre mien défaut, qui est la paresse. Désormais, la plupart du temps, quand je sens la moutarde me monter au nez, je fais intervenir la paresse en posant la bête question: "En vaut-ce vraiment la peine?" La réponse étant la plupart du temps "Non!" je mets ainsi fin à la montée de moutarde.
Plus facile à dire qu'à faire, mais avec un peu d'entraînement et une longue pratique du zen, on peut y arriver. J'avais par exemple une très forte tendance à être susceptible, et, évidemment, toute forme ressentie d'agression contre mon précieux Moi était un prétexte à la colère. Je me rappelle pour cela avec un certain amusement la réflexion d'un ami avec qui je faisait Paris-Montpellier en voiture, qui m'avait dit à quel point c'était agréable de voyager avec moi, parce qu'il pouvait me dire de me taire quand je parlais trop (j'ai toujours trop parlé), sans que je me vexe. C'est là que j'ai mesuré tout le chemin parcouru...

Là où ça m'est plus difficile, c'est face à l'injustice et à la malhonnêteté. Et, au plan politique, ces dernières années, nous sommes encore plus servis qu'avant. On en arrive à avoir l'impression qu'il n'y en a plus un seul à la tête de l'Etat qui ait un minimum de dévouement au collectif. Depuis trente ans qu'on nous bassine avec la compétition (au détriment bien sûr de la coopération et du mutualisme), il semble que le slogan ait pénétré les esprits jusqu'au tréfonds, et que ce soit désormais la course à qui piochera le plus dans la caisse commune.
Evidemment, comme je le disais à propos des pensées, cela me suscite facilement des idées de têtes au bout de piques, de préférence celles des grilles des palais de la République, mais il est également évident que s'attarder sur de telles pensées n'a aucun intérêt. Alors, évidemment, ce sur quoi nous n'avons aucune prise ne mérite pas qu'on y épuise ses énergies. Et mon constat, depuis plus de cinquante ans, c'est que tous ceux et celles qui sont pressés en la matière, n'aboutissent jamais à rien, parce que, là comme ailleurs, "quand on est pressé, il faut prendre son temps", c'est à dire ne pas essayer de rogner sur le temps nécessaire pour accomplir quelque chose. Chaque fois qu'au contraire, on fait ça, on se retrouve avec un travail bâclé qu'il faudra reprendre, voire refaire au complet, avec l'inévitable perte de temps que cela comprend.

On pourrait donc croire qu'il n'y a rien à faire, et qu'il faut se contenter de s'asseoir et de regarder plus ou moins sereinement le véhicule dans lequel on voyage plonger dans un profond ravin. Mais non.

Maître Nishijima aimait beaucoup une phrase de Dôgen, dans le Shôbôgenzô, où il parle de 赤心片片 (sekishin henpen), ce qui signifie la sincérité instant par instant. L'exercice de la sincérité à l'instant présent, (donc CHAQUE instant, l'un après l'autre) n'est rien de facile. C'est un exercice qui commande qu'on écoute ce que les autres ont à dire, même lorsque c'est irritant, même lorsque c'est manifestement faux. En écoutant, on s'ouvre à l'autre, et ce faisant, on l'oblige à en faire autant, même si ce n'est que de façon infinitésimale. Mais surtout, cela permet de confronter nos idées aux autres, à leur capacité de les écouter, de les étudier, voire de les mettre en pratique. Leurs critiques sont toujours utiles, parce qu'elles nous aident à raffiner notre propos. Même lorsqu'elles sont entièrement infondées, elles nous permettent de voir quels obstacles mentaux nos idées rencontreront. Et surtout, elles nous aident à abandonner les idées, ou les segments d'idées, que nous avons et qui ne sont pas praticables.

Mais ne vous étonnez pas de me voir m'enflammer, parfois, parce que j'ai l'indignation facile et que, même si j'ai un peu appris à mettre la pédale douce, je reste volatile lorsqu'il s'agit du bien public.

dimanche 28 juin 2020

Rigyô

Dans le fascicule du Shôbôgenzô intitulé "les quatre vertus d'un bodhisattva", maître Dôgen parle du don, de la parole aimable, du comportement secourable et de la coopération. Il se trouve que ces quatre vertus sont aussi à la base de la survie de l'humanité et de la civilisation.

Pour parler plus spécifiquement de 利行, ou rigyô, le comportement aidant ou secourable, on me rapporte qu'il y a longtemps, un étudiant demanda à l'anthropologue Margaret Mead (1901-1978) quel était, selon elle, le premier signe de civilisation dans une culture. A sa grande surprise, lui qui s'attendait à ce qu'elle lui parle de pointes de flèches, de vases en terre cuite ou de meules de pierre, elle lui dit que le premier signe de civilisation dans une culture antique est un fémur cassé et réparé.
Elle lui expliqua que, dans le règne animal, si tu te casses une jambe, tu es mort. Tu ne peux plus fuir le danger, aller à la rivière pour boire, ou chercher à manger. Tu es un repas pour les prédateurs. Aucun animal sauvage ne peut survivre assez longtemps à une patte cassée pour que l'os se ressoude. Un fémur fracturé et ressoudé est la preuve que quelqu'un a pris la peine de rester avec celui qui est tombé, en a pansé la plaie, l'a amené dans un lieu sûr et l'a aidé à se reprendre.
Margaret Mead expliquait qu'aider autrui dans la difficulté est là où commence la civilisation (Ira Byock).

Nous voici loin du darwinisme social qu'on nous inflige depuis trente ans, et qui était aussi à la base du régime nazi: compétition! compétition! compétition!
D'ailleurs le darwinisme social est un malentendu sur le darwinisme parce que ce que Darwin avait relevé n'était pas la loi du plus fort, mais celle du plus flexible, du plus adapté. Et lui-même s'était fait avoir parce qu'il avait étudié un milieu très riche où la compétition pouvait avoir lieu, parce qu'elle ne mettait pas en danger la survie des espèces. On s'est aperçu par la suite que, dans des milieux plus éprouvants, il existe même une coopération entre espèces, en particulier dans le grand nord.
Mais cette idée hyper-glauque de la compétition tous azimuts est véritablement une plaie de notre époque, quoique aussi d'une certaine forme de calvinisme anglo-saxon.

Je m'explique: le monothéisme, en particulier dans les religions abrahamiques, se met de lui-même dans une situation intenable. Il postule en effet un dieu personnel, omniscient et tout puissant. Ce qui entraîne un dilemme: déterminisme ou libre-arbitre? Des guerres féroces se sont faites sur ce point. Pour nous bouddhistes, aucun problème: c'est les deux (mais on y reviendra). Mais les calvinistes, eux, et en particulier aux USA, en ont déduit que, puisque leur dieu sait tout, il sait donc d'avance qui sera sauvé et qui sera damné. Donc, les pauvres, les misérables, ceux à qui arrivent des infortunes épouvantables n'ont pas à être aidés, car c'est le signe de leur damnation. La richesse devient donc, de façon corollaire, le signe de la salvation. Quitte à en ignorer l'avertissement de Jésus par rapport aux riches. Mais bref...

Tout ça pour souligner cette importance de l'entraide mutuelle, représentée au niveau officiel par nos systèmes de sécurité sociale.

vendredi 26 juin 2020

Les pensées

Il y a quelque temps, Brad Warner parlait des pensées, et en en discutant au téléphone, j'ai eu l'idée de revenir sur le sujet.

Cette personne me parlait d'un voisin décédé dont il avait vu le carnet intime dans lequel il y avait des fantasmes assez immondes, surtout par rapport à sa vie personnelle. C'est alors que la vidéo de Brad m'est revenue à l'esprit.

Dans le zen, on enseigne de ne pas s'attarder sur les pensées qui nous viennent à l'esprit. Que ce soit pendant la pratique ou pendant la journée, notre cerveau fourmille en permanence d'idées qu'il nous présente , certaines bonnes, d'autres moins, et parfois l'occasionnelle abomination. Je puis, par exemple, avouer que j'ai souvent des idées de meurtre assez macabres et horribles pour certains politicards dont je trouve qu'ils s'en tirent quand même très bien. Mais ce sont des idées qui peuvent venir à l'esprit de tout le monde. Ce que nous enseignons dans le zen, c'est de laisser filer et de ne pas les entretenir.
Lorsqu'on entretient une idée, surtout si elle n'est pas constructive, elle risque de devenir obsessionnelle. Ma suggestion par rapport à ce monsieur était que, peut-être, sa façon de faire pour s'en débarrasser était de les noter dans son carnet. Je ne crois pas que c'était une très bonne idée, car cela équivaut à les entretenir, mais tout le monde n'étudie pas le zen et n'est pas au courant de cette distinction entre les idées telles qu'elles surgissent, et la pensée discursive qui les entretient, les nourrit et les cultive.
Trop de gens, même dans le zen, n'ont pas compris cette distinction, et vont répétant qu'il ne faut pas penser! Tâche impossible s'il en fut, puisque c'est la fonction du cerveau, à moins d'aller se faire lobotomiser. Il faut dire que dans la majorité des centres, les périodes de zazen sont plutôt courtes, de l'ordre de dix minutes, un quart d'heure au grand maximum, le reste étant occupé par du bruit rituel. Mais je pense que même avec de vraies périodes d'une demi-heure ou quarante minutes de zazen, certains passeraient quand même à côté de cette observation des différents niveaux de la pensée: holiste et discursive. Et, je pense, discursive involontaire et discursive volontaire.

Des catholiques-zombie, pour parler comme E. Todd, risquent de s'angoisser et de culpabiliser parce qu'ils ont eu "de mauvaises pensées". Peu en importe la nature, d'ailleurs. C'est juste qu'ils négligent ce petit fait intéressant que ce n'est pas de ne pas avoir de "mauvaises pensées" qu'il s'agit, mais bien de ne pas les entretenir lorsqu'elles surgissent.

Je reviens souvent sur cette anecdote personnelle: j'avais, à l'école primaire, subi les mauvais traitements d'une dame particulièrement féroce, si mon frère a pu me rapporter l'an dernier avoir croisé par hasard un type pour qui cette femme restait son principal cauchemar. Je l'ai tant haïe que, quinze ans après, je confiais à un ami que si je la croisais dans la rue, je lui mettrais mon poing sur la gueule, pour parler avec élégance. Cet ami m'a alors rendu un immense service en m'ouvrant une des Portes du Dharma, qui dit que la rancoeur, c'est avaler du poison en espérant que quelqu'un d'autre en meure. Il m'a dit: "Tu te rends compte de quoi tu aurais l'air? Les gens ne connaissant pas les origines de ton acte ne verraient qu'un grand gaillard adulte en train de taper une vieille". J'ai alors volontairement abandonné ma haine, voyant qu'elle ne nuisait qu'à moi. Cette leçon m'a été souvent utile par la suite.

Donc, ne vous inquiétez pas de voir apparaître dans votre esprit l'image de la tête d'une personne connue au bout d'une pique. Cela peut arriver, et participe d'un référentiel historique bien connu. Contentez vous de ne pas y donner suite, ni en actes, ni même en pensée. Cela ne ferait que vous faire du mal à vous et non pas à cette personne.

samedi 13 juin 2020

Chasse-mouche

Aujourd'hui, je vais parler d'un sujet bien plus frivole.
Dans le zen, il est un accessoire d'une importance CAPITALE sans lequel un maître zen n'est pas VRAIMENT un maître zen. Un accessoire qui valide automatiquement tout ce que fait le maître zen, et qui est bien trop sous-estimé: j'ai nommé le 払子 ( Hossu), ou chasse-mouche.

Evidemment, il en est qui ont même écrit des livres tels que "le zen sans jouets", mais je crains qu'ils n'aient pas bien compris l'importance des jouets dans le zen.

Donc voici: je vais vous décrire la fabrication d'un chasse-mouche par mes soins. Celui-ci est destiné à un futur maître zen qui, grâce à lui, pourra enfin passer à travers les murs, voler en l'air assis en lotus, lire les pensées, connaître les vies antérieures et j'en passe.

Donc, première opération: le manche.
J'ai pris un morceau d'amourette, ou bois de lettres. Il fallait d'abord le raboter en carré:


Ensuite, abattre les angles pour former un octogone avant de faire la même chose pour former un hexadécaèdre (16 faces), dont chaque face sera cannelée avec un rabot approprié:


Ces opérations effectuées, on ponce, polit jusqu'à obtenir un fini satiné.


Ensuite, il a fallu tourner (en buis) la tête de l'engin.


Celle-ci est percée de trous dans lesquels vont venir se placer les mèches de crin de cheval. Comme je suis archetier, je dispose d'une bonne quantité de mèches de récupération. Comme je participe à fond de l'idée zen que tout peut se recycler, je les lave dans les cristaux de soude, lavage que je complète avec du démêlant (dont, personnellement, je n'ai guère l'usage...). Ensuite, je noue une quantité donnée de crins avec une ligature, exactement comme on fait pour les archets:


La ligature effectuée, suivie d'un peignage pour démêler les crins, on enroule un fil métallisé autour de l'extrémité de la mèche,


Avant de l'enfoncer dans un des trous de la tête du hossu.


Je plante toutes les mèches l'une après l'autre dans la tête, en entourant chaque rang d'un fil de couleur:


Pour enfin arriver au résultat final, la tête est recouverte d'une soie rouge et celle-ci l'est d'une résille de fil violet.


Il ne reste plus qu'à l'attribuer...

mercredi 10 juin 2020

L'activisme et le système nerveux autonome

Voici une des dernières publications de Brad Warner. Pour toutes sortes de raisons, il m'a paru utile de la publier ici en français.

[titre original: Activism and the Central Nervous System
Published by Brad on June 9, 2020]


Hier, j'ai posté une vidéo sur YouTube d'une conversation que j'ai eue avec Sensei Alex Kakuyo. Sensei Alex est un de mes enseignants bouddhistes contemporains préférés. Il est jeune, mais très sage, et très sérieux dans sa pratique. Cette conversation sur le bouddhisme et l'activisme était très bien. J'espère que vous la regarderez.

Il est évident que le racisme existe toujours en Amérique et que c'est un problème grave. C'est bien de voir tant de gens se rassembler pour célébrer l'harmonie raciale. certes, j'espère qu'ils prennent les précautions nécessaires par rapport à la pandémie lorsqu'ils s'assemblent. Je ne voudrais pas me lancer dans un débat sur ce sujet, mais je commence à penser que mes craintes de voir la maladie se répandre rapidement à partir de ces rassemblements était peut-être erronée. Je regrette d'exagérer les choses, mais j'espère bien avoir tort.

Je regrette beaucoup de choses. J'ai l'impression que ma pratique fonctionne de travers depuis plusieurs années. Ni terriblement ni de façon désastreuse, mais c'est juste qu'elle n'a pas été ce qu'elle aurait dû être.

Quoi qu'il en soit, cette nouvelle ère d'activisme et de préoccupation pour les autres a le potentiel de devenir quelque chose de merveilleux. Mais nous devons faire attention ou cela pourrait dégénérer horriblement.

Nishijima rôshi parlait souvent du système nerveux autonome, divisé en deux moitiés: le système nerveux sympathique et le système nerveux parasympathique. Il disait que lorsque le sympathique est trop fort, nous devenons très intellectuels, très critiques, très cassants. c'est la partie combat-ou-fuite du système nerveux. Lorsque le parasympathique est trop fort, on devient l'opposé, faciles à vivre voire apathiques, on veut juste se détendre. C'est la partie repos-et-digestion du système nerveux. Ce sont là des données assez fondamentales qu'on trouve dans tout manuel du débutant sur le système nerveux autonome.

Zazen, disait Nishijima rôshi, aide à équilibrer les deux moitiés du système nerveux autonome. Il croyait que cela était le principal bénéfice de zazen.

Par rapport à la situation présente, avec les divers mouvements de protestation, on peut voir les effets des deux parties du système nerveux en jeu dans le comportement des gens. par exemple, il y a quelques jours, un groupe d'activistes a fait la promotion d'un truc appelé Black Out Tuesday. C'était censé aider des voix noires à être entendues sur les réseaux sociaux.

J'en ai entendu parler mardi vers 9 hres du matin, le jour où ça a eu lieu. C'était plutôt tôt. Mais dès que je l'ai vu, le tout s'était déjà engagé dans une spirale qui aurait presque été comique si elle n'avait été si tragique. Cet événement parti de bonnes intentions s'était divisé en factions de gens en ligne qui s'attaquaient les uns aux autres pour l'avoir fait de la mauvaise manière. Certains avaient mis les mauvais hashtags, ou les avaient mis aux mauvais endroits, ou... vous savez… Je suis vieux. Je ne suis pas arrivé à suivre. Mais quoique trop vieux pour comprendre les détailsdu débat, ce qui arrivait m'était assez clair.

Trop de gens laissaient la bride sur le cou à leur système sympathique. Ça peut se comprendre. Nous sortons tout juste d'une semaine d'incendies et de pillages. Tout le monde était sur les nerfs. C'était de toute façon mon cas! Le sympathique était en train de vibrer!

Cela a débordé sur les débats à propos du Black Out Tuesday et menacé d'annihiler les bonnes intentions de ses créateurs. Les voix noires n'étaient pas noyées par l'usage inapproprié des hashtags et de l'iconographie, elles étaient noyées par l'outrage suscité par l'usage inapproprié des hashtags et de l'iconographie. Ce que je trouvais un peu triste, parce que j'aurais voulu entendre davantage de voix de personnes de couleur et moins de cris sur l'usage incorrect des hashtags.

D'autre part, quand certains en critiquent d'autres à propos de leur silence sur des problèmes graves, ce qu'ils critiquent réellement, ce sont ceux qui permettent au parasympathique de dominer jusqu'au point où ils deviennent apathiques et je-m'en-foutistes. Comme je l'ai dit plus tôt, garder le silence n'indique pas toujours une apathie ou un défaut de préoccupation. Parfois, la façon correcte de traiter le bruit, c'est par le noble silence. Qui est totalement différent de la variété de silence apathique et je-m'en-foutiste. Mais mettons ça de côté et soyons d'accord que le silence apathique et je-m'en-foutiste aboutit en réalité à tolérer les tendances les pires des gens sans jamais s'y opposer.

Pour qu'un mouvement activiste fonctionne, il lui faut être équilibré. Il ne peut pas se déporter trop loin d'un côté comme d'un autre du système nerveux autonome. Il est facile de se laisser entraîner par l'idée qu'il faut que les choses changent de façon urgente MAINTENANT, et que la seule façon de faire en sorte que ça change, c'est D'OBLIGER TOUT LE MONDE À FAIRE CE QUI DOIT L'ÊTRE.

Je comprends ça. vraiment. J'ai tendance à penser comme ça, comme tout le monde d'ailleurs. Il est sûr que lorsqu'on regarde la vidéo du meurtre de George Floyd, il est difficile de ne pas réagir de la sorte.

Le problème étant que cette approche ne fonctionne jamais. Elle favorise beaucoup trop le sympathique. le mieux qu'on puisse faire avec l'approche agressive dominée par le sympathique, c'est de forcer les gens à jour un jeu auquel ils ne croient pas du tout.

Mais ce n'est pas ce que nous voulons! Nous voulons des gens qui croient sincèrement que tous les êtres humains sont fondamentalement les mêmes et méritent d'être mieux traités, pas des gens qui disent ces mots juste parce qu'ils y ont été forcés. Cela ne fait que laisser le vrai problème pourrir sous la surface.

Et de toute évidence, l'approche apathique que favorise le parasympathique ne nous mènera nulle part non plus. Ça au moins, c'est facile à comprendre.

Mais ce ne sont pas nos deux seuls choix. Nous n'avons pas à prendre un parti ou l'autre, soit avec ceux qui veulent forcer tout le monde à faire ce qu'ils croient être bien, et ceux qui veulent juste ignorer le problème et espérer qu'il disparaitra.

Il y a une autre façon. Mais elle requiert de l'équilibre. et l'équilibre est difficile à trouver et difficile à maintenir.

C'est pourquoi je veux remettre mon boulot sur les rails et me consacrer à enseigner zazen et les préceptes éthiques du bouddhisme.

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